C'est bien connu : les figures de rhétorique jouent un rôle clé dans l'art et la manière de raconter des histoires. Et lorsqu'il s'agit de faire passer un message, il en est une en particulier qui est utilisée de façon quasi-sytématique : c'est la métaphore. Quel dirigeant d'entreprise mettant en garde ses collaborateurs sur les dangers liés à un changement radical n'utilisera pas l'image de l'ouragan pour illustrer la rupture avec le train-train ? Et après l'évocation du passage de la tempête, ce même dirigeant n'aura-t-il pas coeur à dépeindre un avenir radieux, symbolisé par un lever de soleil grandiose sur une nature apaisée ? Car, il faut bien le reconnaître, la métaphore rend de fiers services à qui veut faire visualiser un changement profond, une métamorphose.
Pourtant, je dois confesser que je ne suis pas un fan de l'utilisation à outrance de la métaphore pour donner à voir le changement. Je lui trouve un je-ne-sais-quoi de convenu. Au registre des figures de style, je lui préfère le chiasme.
Comme la métaphore, le chiasme transporte l'esprit par la mise en évidence d'une image. Mais il donne à cette image la netteté, l'éclat de l'inattendu, de l'inédit. Et il est d'autant plus puissant qu'il s'appuie sur des cartes mentables bien établies. En croisant des domaines souvent étanches de représentations, le chiasme libère la pensée, ouvre des horizons, la où la métaphore tend au contraire à circonscrire le champ d'interprétation à ce que l'image véhicule de façon évidente.
Pour illustrer mon propos, je voudrais évoquer une allocution faite en novembre 1976 par Michel Serres sur ce que la pensée occidentale doit à deux matrices fécondes que sont la source grecque et la source juive.
Michel Serres commence par rappeler un certain nombre d'idées convenues sur l'Occident, comme quoi il serait à la fois Gréco-Romain et Judéo-Chrétien. Il ne remet pas en cause cette catégorisation, loin de là. Mais pour éclairer le débat d'un jour nouveau, il se permet une folle audace. Allant au tableau, il écrit "Gréco-Romain". Au dessous, il inscrit "Judéo-Chrétien".
Puis, de façon tout à fait inattendue, il coupe le tableau dans le sens vertical.
Le sens se met à briller. Parce que nous avons d’un côté Judéo-Grec et Chrétien-Romain.
Les deux entités nouvelles résultant de la construction du chiasme font palpiter les neurones. Avec le Christo-Romain, on voit se dessiner la fantastique épopée de ce jeune Rabbin de Palestine dont le corps sera crucifié par les serviteurs de Rome, mais dont la pensée va ériger son temple au coeur même de la cité impériale. Avec le Judéo-Grec, Michel Serres va mettre en évidence deux conceptions rivales du temps. Et pour illustrer son propos, il se sert d'histoires lourdes de sens, soudainement mises en parallèle par la magie chiasmatique : le destin d’Œdipe et celui d’Abraham.
Par les mérites de ce retournement de perspective, on perçoit soudain ce que ces deux textes mythiques ont en commun : dans les deux cas, un père s’apprête à tuer son fils. Car, dans le drame grec, on se rappelle toujours qu’Œdipe a tué son père, mais on ne se souvient pas assez que Laïos, le père d’Œdipe, commençait par vouloir tuer son fils.
Mais autant laisser la parole à Michel Serres :
« Il y a deux interminables projets, deux opérateurs indéfiniment renaissants. Si l’Occident est né un jour, c’est de la rencontre, je crois, de ces deux fleuves : ceux que nous appelons la science et l’histoire. Cette rencontre est celle des Grecs et des Juifs. Ce que je propose dans ce modèle, aussi pauvre bien sûr que la question est vaste, le Judéo-Grec.
Je suis parfois tenté de rêver que l’Occident nous est venu de deux montagnes.
Au sommet de l’une, à l’orient de la mer Méditerranée, Abraham s’apprête à sacrifier son fils Isaac. Au sommet de l’autre, à l’ouest des eaux du Bosphore, Œdipe est exposé, suspendu par les pieds ; un oracle a prédit qu’il tuerait son père.
Il s’apprête à le sacrifier. Abraham ne veut pas dans sa piété fidèle, pénétrer les desseins de celui qui lui a parlé. Œdipe ne sait pas ce que le destin lui promet.
Nous portons dans le corps ce qu’on nomme communément l’oedipe et nous tournons le dos à la première des montagnes.
Nous ne savons plus que nous sommes en équilibre entre ces deux sacrifices. Peut-être l’Occident est-il cet équilibre, rompu, la série interminable de tous les déséquilibres entre un modèle grec, la culture d’Œdipe, et un modèle juif, la culture d’Abraham.
Par cet écart ouvert au noir de notre insu coule indéfiniment l’universalité de notre science et de notre histoire, le savoir de celui qui déchiffre l’énigme et le sens de celui qui prend son bâton et qui va. Le logos et le temps. »
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PS - Le texte complet de l'allocution de Michel Serres est consigné dans l'ouvrage suivant : "Le Modèle de l'Occident. Données et débats. XVIIème Colloque d'Intellectuels Juifs de langue française, novembre 1976, Paris, P.U.F., 1977, 215 p.
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