Lors de l'une de ses interventions les plus fameuses dans le contexte du cycle de conférences TED, le chef d'orchestre Benjamin Zander réussit l'exploit de démontrer en moins de 20 minutes que nous sommes tous des adorateurs de la musique classique qui nous ignorons.
En décryptant devant l'auditoire un passage admirable de Chopin, il parvient à nous faire découvrir les arcanes de la composition musicale. Des choses simples, comme :
1. Une phrase musicale doit s'entendre comme un seul mouvement, comme une suite ininterrompue de péripéties nous consuidant irrévocablement vers nous-mêmes ;
2. Pour que l'exécution soit réussie, il faut libérer son corps de sa pesanteur, éviter de marquer la mesure comme un batelier de la Volga croulant sous le poids du hâlage ;
3. Dans l'interprétation d'une oeuvre musicale savoir écouter est aussi important que savoir jouer ;
4. Tout le monde est susceptible d'être touché émotionnellement par la musique ;
5. Au-delà de la musique, notre responsabilité, à chacun d'entre nous, consiste à faire partager nos passions pour allumer le regard de ceux avec qui nous interagissons.
Pour faire passer ces messages, Benjamin Zander aurait pu s'en tenir à l'expression de son talent exceptionnel de pianiste ou faire valoir sa légitimité de chef d'orchestre adulé. Mais il ne fait pas cela. Il ne cède pas à la facilité. Au contraire, il se jette dans l'arène comme un bateleur de foire, il parcourt la scène avec des mouvements de félin et nous interpelle par des histoires allant du cocasse le plus baroque au désespoir le plus profond. C'est en témoin qu'il nous invoque, c'est en allant titiller les attributs les plus subtils de notre condition humaine qu'il nous sollicite.
Avec une entame sous la forme d'une histoire drôle bien connue, il établit rapidement le contact avec son auditoire. En nous racontant l'anecdote du chef d'entreprise de l'Ohio transformant sa société en "compagnie à une fesse", en référence à la façon dont Zander vainc la pesanteur sur son tabouret de pianiste pour laisser s'envoler la mélodie, il se sert du burlesque pour ouvrir notre esprit à de nouvelles formes d'entendement, dans tous les sens du terme.
En établissant ensuite une analogie osée entre le phrasé tout en fluidité de Chopin et le fil des 27 années de la vie passées par Mandela dans les geôles sud-africaines, il nous fait comprendre que se qui se joue est plus sérieux qu'il n'y paraît. Quand il nous parle de ce jeune garçon d'Irlande du Nord venu écouter Zander et lui révélant avoir pleuré pour la première fois de sa vie la disparition de son frère, mort un an auparavant lors d'émeutes, on comprend alors que la musique et l'humain tissent entre eux des liens étroits et profonds. Enfin, quand Zander termine sa présentation en évoquant l'histoire dramatique de cette survivante d'Auschwitz se remémorant comme une antienne sinistre ses derniers mots sous forme de reproches adressés à ce petit frère qu'elle ne reverrait jamais, nous avons affaire à une autre forme de musique cette fois, celle des mots que nous vocalisons, sans avoir toujours une consience aiguë de ce que nous voulons dire. Nous sommes arrivés dans l'au-delà de la musique, dans l'au-delà de l'humain aussi, quelque part entre l'inhumain de l'expérience et le surhumain de celui qui témoigne. Entre les deux, il y a l'éclaircie des yeux de lumière (''shining eyes''). Il y a surtout ce cabotin magnifique, qui nous rappelle que la vie, cette enveloppe fragile, cette fine pellicule qui recouvre nos chairs, ce souffle obstiné qui nous habite, peut, par la grâce de la beauté et de l'intelligence d'autrui, devenir pétillante.
Et s'il est vrai que le morceau de bravoure de la présentation de Benjamin Zander réside dans sa façon d'interprèter Chopin, c'est en nous racontant pas moins de 7 histoires (si si, j'ai compté), que le chef d'orchestre britannique nous conduit, en mode crescendo, de la légèreté à la profondeur. Il nous fait littéralement chavirer émotionnellement pour nous faire sentir la grandeur et le bonheur d'être... humain.
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