Toute histoire est bâtie autour de constantes. Pour faire simple, l'ossature d'un récit repose bon an mal an sur cinq composants majeurs :
1. Un protagoniste, ou héros de la trame narrative (ex : Ulysse)
2. Une situation ex ante représentant le décor dans lequel le héros évolue avant de se trouver avalé dans une tourmente (ex : prince d'Ithaque vivant paisiblement avec sa femme Pénélope et son fils Télémaque)
3. La tourmente avec son lot de péripéties, tribulations, rebondissements (ex : le rapt d'Hélène, la levée des armées grecques, le siège de Troie, la mort de Patrocle, puis celle du vaillant Hector, les combats à l'issue plus qu'incertaine...)
4. Le point d'inflexion ou de non-retour à partit duquel plus rien ne sera comme avant (ex : le Cheval de bois franchit la porte de la cité de Troie)
5. La situation ex post (ex : Troie est vaincue, Ulysse peut envisager de rentrer chez lui. C'est le début d'une nouvelle aventure : l'Odyssée)
Tout récit commence donc par la présentation du héros. Et qui dit héros, dit un nom. Oui, mais voilà, ce n'est pas si simple et la question du nom n'est pas aussi badine qu'elle n'apparaît.
Dans le film Rango (tout sauf un film pour enfants soit dit en passant), une des scènes que j'ai particulièrement adorée est celle où notre héros à tête de caméléon arrive pour la première fois dans la cité de Dirt après une première traversée du désert. A peine arrivé en ville, il se rend au saloon. Il s'installe au comptoir et devant l'assemblée intriguée par la présence de ce nouvel hôte, le voilà qui se met à raconter avec force détails comment il a tué sept brigands particulièrement cruels d'une seule et même balle. Comme notre héros-caméléon est habile à manier la langue, il embobine littéralement son auditoire. A la fin du récit, un membre de l'assistance médusée lui demande comment il s'appelle. Pris de cour, le petit caméléon avise une bouteille de téquila. Sur l'étiquette figure la mention "Hecho en Durango" ("Fait au Durango", l'un des états de la confédération mexicaine). Mais voilà. Seules les 5 dernières lettres de la phrases sont visibles pour le caméléon : RANGO. Le nom - artefact de l'identité - est trouvé ; l'histoire peut se développer.
Ce passage m'a rappelé les premières pages du Don Quichotte dans lesquelles l'auteur finasse sur le nom de son héros. "Notre gentilhomme frisait la cinquantaine. On ne savait pas très bien s'il avait nom Quichada ou Quesada". Quelques phrases plus loin, Cervantes plonge le lecteur un peu plus dans la perplexité : "Néanmoins, d'après les conjectures, il est probable qu'il s'appelait Quechana".
Sortons maintenant un instant des westerns existentiels ou des aventures du chevalier à la triste figure. Intéressons-nous plutôt à la façon dont nous racontons des histoires en soutien d'une conversation professionnelle, comme dans une démarche commerciale par exemple. La structure de l'histoire sera la même que celle évoquée plus haut. Vous retrouverez les 5 composants clés, avec, au premier plan, l'entrée sur scène de notre héros-protagoniste.
A ce stade, la question devient : faut-il évoquer le nom de la personne, voire de sa société d'appartenance ? La réponse est "non". Car le nom a parfois l'étrange faculté d'obscurcir l'histoire, voire, d'en dévoyer le sens. Je me heurte souvent à la perplexité de mes interlocuteurs quand j'évoque ce point en atelier de formation. "Mais enfin", me rétorque-t-on régulièrement, "c'est important de dire qu'il s'agit de Mme Durand, chez XXX. C'est comme cela que notre interlocuteur peut se rendre compte que nous sommes sincères. Notre crédibilité en dépend." Eh bien non !
Car qu'est-ce qui fait la grandeur de l'Illiade ou de l'Odyssée ? La preuve de l'existence de ses héros ou la façon dont l'histoire est construite ? Qu'est-ce qui rend si vraisemblable Don Quichotte ? Le fait qu'il soit "vrai", qu'il ait réellement existé ou bien qu'il soit notre "semblable" en infortune ?
Dans un contexte professionnel, l'insistance sur les noms de personnes ou de sociétés n'est pas nécessaire. Voire, elle peut s'avérer préjudiciable. Combien de fois ai-je vu des interlocuteurs clients cesser de manifester le moindre intérêt juste après avoir appris que l'histoire concernait telle ou telle organisation. "Mais nous n'avons rien à voir avec ces gens-là", entend-on souvent. Plus que le nom, c'est la fonction qui éclaire. Si mon histoire met en scène un responsable du contrôle de gestion dans un groupe multi-national, je pourrai aisément imaginer le monde de cette personne. Voire, je pourrai, le cas échéant, m'assimiler à elle dans un vaste mouvement de mimèsis. Le fait qu'Ulysse fût prince grec est essentiel. Son nom, lui, n'a pas grande valeur puisqu'il n'hésitera pas à le renier et à se faire appeler "Personne" lorsqu'il devra échapper à la vigilance du cyclope Polyphème. Quant à Don Quichotte, son nom importe tout aussi peu. Son statut de chevalier errant à une époque où l'assise de la société et le code des vertus basculent est, en revanche, essentiel pour comprendre l'histoire.
Au bout du compte, dans la vie professionnelle comme dans le Quichotte, que vaut la question du nom ? Rien ou très peu. Et la réponse de Cervantes sur ce sujet ne laisse pas planer la moindre ambiguïté : "(...) c'est sans importance pour notre histoire ; il suffit qu'en la racontant, on ne s'écarte en rien de la vérité".
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