Ce mercredi, je me suis rendu à la huitième manifestion d'IGNITE Paris. Me conformant aux règles du jeu, j'y ai donné une présentation composée de 20 diapositives, à raison de 15 secondes chacune, soit un total de 5 minutes.
Cette présentation était consacrée à l'art de raconter une histoire, ou, pour être plus précis à ce qui fait la grandeur des histoires, leur saveur unique.
Car, aussi étrange que cela paraisse, les histoires ont cette étrange vertu de susciter de véritables séismes dans notre conscience.
Tenez, pour prendre un exemple très éclairant de ce phénomène étrange, je voudrais juste vous rappeler la scène où, lors du XXème congrès du Parti Communiste de l'Union Soviétique, en 1956, Nikita Krouchtchev présente aux seuls représentants soviétiques un "rapport secret" dévoilant les horreurs de Staline. A l'annonce de cette nouvelle, des membres de l'audience sont littéralement saisis de tremblements, leur corps se désunit et l'un, même, mourra quelques jours plus tard des suites d'une crise cardiaque.
Comme tout séisme, il est composé de plusieurs répliques ou secousses. 6 pour être précis, une pour chacune des lettres du mot séisme. La première de ces secousses se traduit par la sollicitation de l'intelligence à travers l'apparition du sens explicite.
Pour illustrer le propos, j'ai choisi de prendre comme support le tableau d'un peintre de la renaissance dénommé Lorenzo Lotto. Il s'agit de l'Adoration des bergers. Le thème est archi-connu : l'enfant Jésus vient de naître à Bethléem et les bergers des alentours viennent lui rendre hommage.
Deuxième secousse, l'émotion. Les spécialistes du storytelling vous le diront tous : l'énoncé des faits ou l'évocation de chiffres ne laissent que peu de traces dans l'esprit de votre auditoire. En revanche, c'est en suscitant l'émotion que vous allez parvenir à capter son attention.
Dans le tableau de Lotto, l'émotion jaillit à la vue de l'enfant tendant ces bras vers l'agneau. Comme c'est attendrissant...
Jusqu'à présent, les deux premières secousses - convoquer l'intelligence à travers la mostration d'un sens explicite et susciter l'emotion - sont immédiates. Elles ne nécessitent que peu d'effort de notre part, tout juste celui de laisser notre regard glisser sur l'oeuvre, avec la légèreté d'un amateur distrait. Dans le verger des plaisirs intellectuels, nous sommes au niveau du peshat des kabbalistes, c'est-à-dire le domaine du littéral.
Attention ! Car à partir de maintenant, les choses se compliquent.
La troisième secousse renvoie à une étrange émotion qui nous assaille, un vague sentiment d'inquiétude qui nous habite subrepticement. Car pour qu'une histoire fasse son effet, il faut sentir monter le malaise avant de basculer... Vers quoi ? On ne sait pas. Alors observons plus attentivement, mettons de l'acuité dans notre regard et cherchons. Il doit se cacher quelque part, un signe, une clé pour ouvrir d'autres espaces d'interprétation. Et comme nous sommes en présence d'un tableau, il y a tout lieu de croire que cette clé aura la forme d'un personnage particulier...
Quelqu'un que j'ai envie d'appeler l'intrus.
Voici maintenant trois tableaux où nous allons ensemble déloger l'intrus...
Dans le tableau de la Cène (La Ultima Cena) de Léonard de Vinci, il suffit d'observer la construction pour trouver l'intrus. Au centre, Jésus. Autour de lui, les apôtres se présentent au regard par grappes de trois. Toutes les grappes sont orientées vers Jésus, dans l'écoute de son enseignement. Toutes ? Non, il en est une, à la droite du tableau, où les trois personnages se désintéressent du Seigneur ; ils semblent engagés dans une discussion apparemment animée. Dans leur groupe, se cache l'intrus.
Autre tableau : Les Noces de Cana de Véronèse cette fois.
Ici, les convives festoient à volonté. Tout le monde est grandement occupé à boire, à manger, à converser avec ses voisins, à servir, à jouer de la musique... Seule, une femme se détache ; elle est légèrement décalée et son regard se porte sur les serdeaux à l'avant-scène.
Retour à notre Adoration des bergers de Lorenzo Lotto. Alors que tous les regards se portent sur l'enfant de Marie, un personnage - un seul - regarde ailleurs. C'est l'un des deux anges présents. Comme l'ange a le visage légèrement penché, aucune dureté ne transparaît. Pourtant, le regard de l'ange est tout sauf équivoque. Il s'adresse à nous et à travers sa fixité, il nous délivre un message sans appel. "Regarde mieux et essaie de comprendre", telle est la consigne à peine voilée.
L'intrus est démasqué ; l'inquiétude est là bien présente désormais. Nous voici prêts à recevoir la quatrième secousse. C'est celle du sens implicite ou caché. De l'anecdotique, nous glissons vers le symbole.
Reprenons nos trois tableaux.
Dans la Cène, le sens caché se laisse appréhender aisément. Judas est prêt à trahir, les apôtres à ses côtés tentent de l'en dissuader.
Dans les Noces de Cana, la femme a le regard dirigé vers les amphores des serdeaux. En laissant glisser le regard vers les autres serveurs de boissons sur la droite du tableau, nous découvrons que le liquide issu des amphores n'est plus de l'eau, mais bien du vin. Le miracle vient d'avoir lieu.
Dans l'Adoration des bergers, le sens caché est plus difficile à trouver. Et c'est peut-être pour cela que l'ange se montre si insistant dans son apostrophe. En partant de la source de lumière à la gauche du tableau et en allant d'un personnage à l'autre, on descend jusqu'à l'enfant Jésus. Là, changement d'orientation. En prolongement le regard de l'enfant au-delà de l'agneau qui lui fait face, on tombe sur une nouvelle source de lumière, une fenêtre en croix... Tiens, une croix, comme c'est étrange.
Nous voilà en possession de nouvelles clés pour aller plus loin dans le cheminement interprétatif. Nous sommes passés du sens littéral à l'allégorie, au symbole. Nous entrons dans le jardin de la pensée allusive, de ce que les kabbalistes appellent le remez.
Arrivés à ce stade, nous sommes prêts à recevoir la cinquième secousse, celle qui ouvre sur le mystère.
Dans l'Adoration des bergers, ce mystère est rendu par ce raccourci sublime entre le regard de l'enfant qui vient de naître et ses bras tendus vers l'agneau. En tendant les bras vers l'agnus dei, l'agneau pascal, il "dit" l'acceptation souriante de sa destinée, l'obéissance au Père et la résolution au sacrifice.
Nous voici rendus maintenant à la dernière secousse.
Derrière l'élucidation du mystère, il y a un scintillement nouveau, un jaillissement de lumière. De cette lumière naît l'éblouissement. Probablement pas un hasard si, en hébreu, le mot qui dit le mystère (raz - rech, zayin - 200+7=207) a la même valence au sens de la guématrie que le mot lumière (or - aleph-vav-rech - 1+6+200=207).
Et cet éblouissement est vecteur d'émerveillement.
Un tout petit retour arrière sur le mystère ou le sod des kabbalistes. L'étymologie du mot mystère nous renvoie au verbe grec mys (μυω) qui signifie "fermer", ou "se fermer", "garder la bouche close" ou "les yeux fermés". En français les mots "muet, mutisme" sont issus de cette même racine.
N'est-ce pas en effet le moment de fermer les yeux devant l'excès subit de clarté et de nous laisser caresser par la chaleur provenant de cette généreuse source de lumière ? N'est-ce pas ici que nous devons nous taire, rester muets ?
Car c'est ici que se termine l'histoire.
Fabuleux !
Je suis admiratif. Culture et histoire. Mélange délicieux.
Tu pourrais remplacer Frédéric Taddeï qui arrête son émission.
Rédigé par : Jérome Morel | 10/06/2011 à 21:44
Merci l'ami !
Rédigé par : Jean-Marc à Jérôme Morel | 11/06/2011 à 00:06
Très bel article qui touche au sublime !
Rédigé par : Julien | 10/07/2011 à 12:40
Merci Julien. Je suis très touché.
Rédigé par : Jean-Marc à Julien | 12/07/2011 à 19:03
Oui, je partage avec cet autre admirateur le mot sublime concernant votre article.
C'est en faisant une recherche sur le mot mystère que je suis venue à vous et je fais rebondir votre histoire qui ne se termine donc plus ainsi...
Car si les mots secret et mystère avaient chacun leur histoire, et que nous les "comptions" tout en les contant : en hébreu sod le secret fait 70 et raz le mystère vaut 207.
Ainsi le mystère ne serait pas le sod des kabbalistes, mais plutôt une Lumière infinie.
Or (et c'est le cas de le dire)... "or" ou "aur" qui est la Lumière vaut 207 !
Ainsi sommes-nous plongés dans une mystérieuse Lumière et/ou un Lumineux mystère...
Rédigé par : FLANDRIN Martine | 28/08/2011 à 19:04
Merci Martine de bien vouloir rouvrir l'histoire.
Par ce geste, vous lui redonnez du souffle et faites vibrer à nouveau l'intelligence et la sensibilité.
Rédigé par : Jean-Marc à Martine Flandrin | 29/08/2011 à 00:04
Or le mystère ne serait pas le sod des kabbalistes, cependant plutôt une Lumière infinie.
Or (et c'est le cas de le dire)... "or" ou "aur" qui est la Lumière vaut 207 !
Ainsi sommes-nous plongés dans une mystérieuse Lumière et/ou un Lumineux mystère...
Rédigé par : freelance writing | 07/12/2011 à 15:26
Le "mystère" qui vaut autant que la "lumière" ("or" - aleph-vav-rech - 1+6+200=207) est le "raz" qui s'écrit rech-zayin, soit 200+7=207. Le lumineux mystère expliqué ?
Rédigé par : Jean-Marc à "Freelance Writing" | 08/12/2011 à 14:28