Récemment, sur mon autre blog appelé "Vendre !", un certain ou une certaine Dominique m'a laissé un commentaire qui m'a surpris. En substance, il y était dit : "De façon intuitive, j'applique la méthode consistant à raconter des histoires dans mes démarches de vente. Je la trouve très efficace en BtoB. Mais je m'interroge sur sa pertinence dans la vente en BtoC." Ce commentaire m'a interloqué tant il me semblait que les techniques narratives étaient beaucoup plus utilisées dans le monde de la vente au particulier (BtoC) que dans celui de la vente entreprise à entreprise (BtoB). Car, nom de nom, l'image tenace du commercial baratineur, hâbleur, roi de l'embrouille et du sourire aguicheur, ne vient-elle pas tout droit du monde du colportage, des marchés riches en couleurs où des démarcheurs peu scrupuleux se complaisent en fariboles et autres fantaisies rhétoriques pour embobiner le chaland ?
Comme toujours quand je suis perturbé sur un sujet particulier, je sollicite ma mémoire pour retrouver un rien de claivoyance. Dans le cas présent, je me suis souvenu avoir lu dans un recueil de nouvelles de l'écrivain israélien Etgar Keret intitulé "Au pays des mensonges", une illustration admirable de l'utilisation des histoires dans la pratique de la vente... au particulier. La nouvelle s'appelle "Un mauvais karma" (p. 103, dans la magnifique traduction de Rosie Pinhas-Delpuech publiée chez Actes Sud).
En voici un extrait :
"Depuis son accident, Oscar vendait des assurances à tour de bras. Était-ce à cause de sa légère claudication ou de son bras droit paralysé, les gens qu’il rencontrait étaient aussitôt convaincus et achetaient tout : assurance vie, incapacité professionnelle, complémentaire santé, tout. Au début Oscar ressortait ses vieilles histoires sur le Yéménite qui, le jour même où il avait contracté une assurance, s’était fait écraser par la camionnette à glaces et sorbets, ou celle du type qui lui avait ri au nez quand Oscar lui avait proposé une assurance médicale et, un mois plus tard, l’avait rappelé en pleurs pour lui annoncer son cancer du pancréas. Mais il comprit très vite que son histoire personnelle était plus convaincante que toutes les autres. Tenez, voilà Oscar Sivan, assureur conseil, attablé à la terrasse d’un café avec un client potentiel. Soudain un jeune homme qui a décidé de mettre fin à ses jours saute du onzième étage au-dessus d’eux et boum, il tombe sur la tête d’Oscar ! La chute tue le jeune homme et Oscar, qui venait de raconter son histoire sur le Yéménite et la camionnette à glaces à un énième client hesitant, perd aussitôt connaissance. Il ne se réveille ni quand on asperge son visage ni dans l’ambulance. Il est dans le coma. Les médecins ne se prononcent pas sur l’issue. Assise à son chevet, sa femme pleure et sa fillette aussi. Au bout de six longues semaines se produit soudain un grand miracle : Oscar se réveille de son long sommeil comme si de rien n’était, il ouvre les yeux et se lève. Mais le miracle s’accompagne d’une amère vérité : notre Oscar qui savait si bien pratiquer la charité bien ordonnée n’avait stupidement pas commencé par lui-même. Et comme il n’avait contracté aucune assurance, il se vit obligé de vendre son appartement et d’habiter en location parce qu’il ne pouvait plus rembourser son crédit. “Vous me voyez, disait Oscar à la fin de sa triste histoire, tout en essayant vainement de bouger son bras droit. Vous me voyez assis devant vous, en train de suer sang et eau pour vous vendre une police d’assurance. Si seulement j’avais mis de côté trente shekels par mois. Trente shekels, c’est quoi ? Une séance en matinée sans pop-corn. Trente shekels par mois, et je serais aujourd’hui comme un roi, couché, avec deux cent mille shekels sur mon compte. Moi je m’en mords les doigts, mais vous ? Profitez de mon erreur, Motti. Signez ici et c’est terminé, allez savoir ce qui peut vous tomber dessus dans cinq minutes.” Et les Motti, Momo ou Bébert, assis en face de lui, le regardaient un instant puis, saisissaient le stylo qu’il leur tendait de sa bonne main et signaient. Tous, sans exception."
Cette histoire montre à merveille la force de l'histoire dans la vente au particulier (et accessoirement le talent exceptionnel d'Etgar Keret). En la relisant après avoir été interpellé par le commentaire de Dominique, je me suis amusé à la désosser pour en faire ressortir les éléments traditionnels de construction que sont :
1. le protagoniste
2. le coup de théâtre
3. les péripéties
4. le point de bascule (ou point de non retour)
5. le dénouement
Les fondations sont bien là, solides comme du roc. Pourtant, je tiens à souligner un point remarquable dans cette histoire où s'exprime tout le génie de notre héros Oscar, le vendeur d'assurance. C'est lors du dénouement. Après avoir raconté son histoire et mis en scène sa coupable imprévoyance, il se sert astucieusement de la compassion suscitée pour mettre son interlocuteur en mouvement et l'inciter à souscrire une police d'assurance. Car notre marchand d'assurance a bien compris que émotion et mouvement ne se contentaient pas de partager une même étymologie, mais que la première était la condition sine qua non du second.
Comme quoi une histoire bien tournée et habilement racontée est certainement le meilleur ami du vendeur. Et ce qu'on parle de vente BtoB ou B2C !
De façon étonnante, les nouvelles de Keret ne sont que peu traduites en anglais. Pourtant, j'en ai trouvé une version anglaise ici : http://jewishquarterly.org/2010/07/bad-karma/
Rédigé par : Jean-Marc | 25/10/2012 à 00:44