Si on en croit Karl Marx, la valeur d'un bien est déterminée par la quantité de travail socialement nécessaire pour le produire et le prix de l'objet n'est ni plus ni moins que la mesure de cette valeur. Et même si Marx reconnaît que le prix de l'objet peut varier - à la différence de sa valeur intrinsèque - selon la monnaie et le marché, il oscillera toujours autour de la valeur moyenne du bien.
Alors comment expliquer que le fauteuil aux dragons représenté ci-dessus ait été récemment négocié au prix stratosphérique de 21,9 millions d'euros ? Incroyable, n'est-ce pas ? Difficile en effet de penser que la somme de travail nécessaire à la conception, la production, puis la mise sur le marché de ce bel objet ait requis une quantité de travail approchant les 20 millions d'euros, après déduction d'une "plus-value" on ne peut plus raisonnable de 1,9 million d'euros.
Alors que s'est-il passé pour que nous en soyons arrivés là ?
Cinq choses en réalité.
D'abord, ce fauteuil aux dragons n'est pas un objet quelconque ; il a été dessiné par Eileen Gray, la fameuse artiste irlandaise, spécialiste du mobilier art déco et coutumière de l'adjonction de fioritures de grande valeur sur des objects d'usage courant. Je vous entends vous rassérener alors que vous vous dites : "Ah ! C'est une oeuvre d'art. Il fallait le dire tout de suite." Eh oui. Les oeuvres d'art ne se discernent pas ; elles se décrètent.
Le deuxième élément d'information qu'il faut porter à votre connaissance, c'est que ce fauteuil appartenait au couple Pierre Bergé / Yves Saint-Laurent, couple réputé pour son goût très sûr en matière artistique. Maintenant, je vous vois arborer un sourire entendu : "Ce fauteuil appartenait à YSL ? Mais, tout s'explique !" Mais qu'est-ce qui s'explique ? Voudriez-vous dire que l'identité du propriétaire d'un objet influe sur sa valeur ? Non pas la main qui dessine (l'artiste), ni la main qui fabrique (l'artisan, l'ouvrier), mais la main de celui qui possède (le propriétaire) ? Décidément, nous voilà bien loin de la théorie de la valeur proposée par M. Marx.
Le troisième point que vous connaissez sans doute, c'est qu'à la mort du grand couturier, son compagnon Pierre Bergé a mis en vente leur collection chez Christie's, maison réputée pour sa capacité à mobiliser ce que le monde compte de meilleur en termes de mécènes, amateurs d'art et autres personnages fortunés en quête d'une reconnaissance allant au-delà de celle de l'argent accumulé. Après la main de l'artiste, celle de l'artisan, celle du vendeur, voici celle du négociant.
Et vous noterez bien, qu'à chaque main qui nous rejoint, nous acceptons mentalement que la valeur du bien augmente, quand bien même ce dernier n'a pas subi la moindre modification d'état. C'est le fétichisme de la marchandise, dans son expression la plus pure...
Mais même si votre penchant pour la justesse et l'analytique s'est émoussé au fur et à mesure que vous lisiez ce billet, vous vous dites que 21,9 millions pour un fauteuil - fût-il dessiné par Eileen Gray, possédé par YSL & Pierre Bergé, puis vendu par Christie's - cela fait une somme...
Il y a un quatrième élément pour expliquer le différentiel de valeur. Ce quatrième élément m'est apparu à la lecture d'un superbe article de Roxana Azimi dans Le Monde du 30 novembre courant et intitulé "Dis-moi à qui tu appartenais, je te dirai combien tu vaux". Ce quatrième élément est formulé par Lionel Gosset, directeur du département collections chez Christie's : pour expliquer un prix, "il faut un nom, une histoire, un peu de people, et après, ça se déchaîne." Des noms prestigieux, nous l'avons vu, mais que serait devenu ce fauteuil sans l'histoire des amours sublimes et sulfureuses entre le couturier d'Oran et l'homme d'affaires charentais ? Car derrière l'histoire qui émeut, s'échafaude une nostalgie dont le versant avouable sera un désir irrépressible de partage par procuration. L'achat du bien sera le geste symbolique par lequel le bien devient jeton : à travers lui, vous vous accaparez la grandeur d'un passé à jamais révolu. Maintenant, le prix s'efface devant la puissance du désir. Le champ de la valeur s'est déplacé du terrain de l'offre à celui de la demande et pour reprendre la formule du célèbre artiste Marcel Duchamp, désormais, "c'est le regardeur qui fait l'oeuvre."
Et le cinquième composant ? Bah... je ne sais pas. Car c'est vrai qu'en mettant tout bout à bout, on n'explique toujours pas le prix fou fou fou de 21.9 millions d'euros. C'est pourquoi, je dirai que le cinquième composant, tout comme le cinquième empire des Portugais ou la cinquième dimension des mystiques, c'est le mystère.
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