Dans le jardin d'Eden, règne l'éternité. Puis vient la tentation et la déchéance. Avec elle, nous devenons mortels. Le temps historique vient de naître sur un pied-de-nez du Malin. Désormais, il y a un avant et un après. On peut dire "il était une fois". Voilà venu le temps du récit. Les fils d'Adam vont se mettre à raconter, à écrire. Et avec la relation, naît le grand-oeuvre de falsification du réel, de trahison des faits. Les mots se font chair, mais derrière leur écoulement se cache la figure goguenarde du démon.
Les deux temps - celui de l'histoire et celui du récit - entretiennent une relation on ne peut plus incestueuse. Dans la plupart des cas, cette relation est torse : les durées ne coïncident pas, le narrateur force le trait sur tel événement, passe sous silence tel autre, apporte structure et cohérence là où l'histoire semblait se dérouler sans fil conducteur. Voire, il n'hésite pas parfois à déconstruire le temps linéaire de l'histoire en s'autorisant des retours en arrière, des flashbacks, ou au contraire, des projections dans le futur. Car si Dieu a créé l'univers et son bel ordonnancement de sphères en équilibre, cette merveilleuse alternance de jours et de nuits, de saisons, si le Diable est le créateur du temps qui flétrit et conduit vers la mort sans possibilité de réversibilité, nous, pauvres humains, sommes détenteurs de cette étonnante faculté à remettre en cause tant le temps cyclique de Dieu que celui linéaire du Démon. Avec notre imagination fébrile et nos sens débiles, nous distordons les cycles et nous nous rions de l'inexorable. Quand nous relatons notre présence au monde, nous malaxons les événements, les tordons, les étirons, les falsifions au gré de notre fantaisie, avec l'insolence amusée de jeunes apprentis céramistes. Nous pétrissons l'argile du temps, comme Dieu a pétri celle de notre chair. L'art du récit fait de nous des démiurges, les acteurs de notre destinée et des maîtres absolus en affabulation.
Mais je m'égare...
Revenons à nos moutons. Temps de l'histoire, de la réalité "objective" d'un côté ; temps du récit, de la subjectivité de l'autre. Ces deux temps coïncident rarement, mis à part dans quelques oeuvres littéraires notables comme La Tempête de Shakespeare ou La Modification de Michel Butor.
Au cinéma, il est un film que j'adore où temps de l'histoire et temps du récit coïncident. C'est Douze hommes en colère de Sydney Lumet. Le film s'étire sur un peu plus de 96 minutes et si on met de côté l'introduction et la conclusion qui durent à peine quelques minutes chacune, nous assistons en temps "réel" à l'ensemble de la délibération du jury, qui doit se prononcer sur la culpabilité d'un jeune homme accusé d'avoir tué son père d'un coup de couteau. Toutes les témoignages accablent le jeune homme : le voisin du dessous dit avoir entendu le jeune homme crier "Je vais te tuer", puis s'être précipité à la porte, en dépit de sa boiterie, pour voir l'adolescent descendre les escaliers 4 à 4. L'occupante de l'immeuble d'en face faisant vis-à-vis avec l'appartement où a eu lieu le meurtre affirme avoir vu le jeune homme asséner un coup de couteau à son père, en plein coeur.
Devant tant de preuves difficilement réfutables, la séance promet d'être courte et lorsque les jurés procèdent au premier vote, juste après s'être installés à huis clos dans une grande salle de délibération, tout le monde vote "coupable"... sauf une personne. Une seule voix brise la belle unanimité, celle d'Henry Fonda, qui argue de l'existence d'un "doute raisonnable" dans son esprit pour ne pas voter "coupable".
Il s'ensuit alors une série d'échanges plus ou moins passionnés, avec alternance de temps morts et de temps forts, qui verra, à l'issue de 7 votes, le jury passer de 11 "coupables" et 1 "non coupable" à l'acquittement définitif du jeune homme (12 votes "non coupable"). Durant cette séquence vécue en temps, disons "réel", par le spectateur, nous assistons aussi à trois coups d'éclat ou coups de théâtre, c'est-à-dire à des moments où des jurés déclarent à brûle-pourpoint changer leur vote en faveur de l'innocence de l'accusé.
Maintenant, observons un instant l'évolution des votes dans ce temps "réel" où durée historique et récit se confondent :
Comme vous le voyez, les points traduisant le résultat des différents scrutins se répartissent sur une branche de parabole, ce qui laisse voir une accélération du rythme dans le déroulement de l'intrigue. Même en se fixant la contrainte de l'unité de temps, le réalisateur sait créer le sens du suspense en rendant l'intrigue de plus en plus trépidante au fur et à mesure que nous nous rapprochons du dénouement.
Regardons maintenant la façon dont Lumet a disposé les coups de théâtre dans la durée du récit : à la 47ème, la 77ème et la 93ème minute. En ramenant les coups de théâtre à la durée complète du film et aux approximations près, cela revient à dire qu'ils sont positionnés respectivement à la moitié, aux 5/6èmes et à la fin du film.
Là encore, il y a accélération.
Comme quoi, même en respectant scrupuleusement l'unité de temps, le réalisateur a su mettre de la structure dans la construction du scénario en vue de rendre notre expérience de spectateur aussi haletante que possible...
Et ce pour notre plus grand plaisir.
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Note : Dans mon blog intitulé "Vendre !", j'ai déjà publié les billets suivants autour de ce film :
1. 12 hommes en colère ou l'art de négocier.
C'est intéressant, les mots sur le diable et sur nos existences et comment nous devenons plus âgés. Je n'ai jamais pensé au sujet de la chrétienté en ces termes. Mais ça fait beaucoup de sens. Dieu crée une chemin dont on ne connaît jamais l'issue. Pourtant, il faut embrasser chaque journée avec patience et gratitude.
Rédigé par : Kerrie Smith | 09/07/2013 à 05:03
Merci Kerrie pour ton passage et le commentaire que tu as bien voulu laisser sur cette tribune.
Je reviens juste d'un voyage à Florence. Ce qui m'a sauté aux yeux, c'est combien, chez les grands maîtres de la Renaissance italienne, il pouvait exister un rapport intime entre le divin et l'espace, combien les concepts mathématiques étaient mis au service de l'art pour rendre compte de la géométrie des rapports entre Dieu, le Diable et les hommes.
C'est même au point où je me suis demandé si les Brunelleschi, Piero della Francesca et autres n'ont pas "inventé" la perspective pour servir cet objectif, précisément.
Bien à vous.
Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à Kerrie Smith | 09/07/2013 à 08:28