Steve Jobs dévoila l’iTunes Store le 28 avril 2003, lors d’une grande représentation au Moscone Center de San Francisco. Après avoir vanté les apports d’acteurs comme Napster ou Kazaa pour avoir montré qu’Internet pouvait être un fantastique véhicule de diffusion de musique, il regretta le fait que les téléchargements soient peu fiables, de qualité souvent mauvaise et participent d’une économie pirate peu recommandable. Au passage, il fustigea les services d’abonnement proposés par les labels car ils ne permettaient pas aux amateurs de posséder les morceaux désirés. Leur myopie et leur avidité étaient responsables selon lui du développement du piratage en dépit des inconvénients mentionnés plus haut. C’est la raison pour laquelle, à leur corps défendant, voyant qu’elles n’avaient pas de riposte efficace face au développement du piratage, elles se rangèrent derrière l’approche proposée par le patron d’Apple.
Et voilà comment Walter Isaacson, l’auteur de la biographie officielle de Steve Jobs a décrit l’intervention de ce dernier lors de l’événement de lancement :
« L’iTunes Store débuterait avec deux cent mille morceaux, un nombre qui augmenterait de jour en jour. En utilisant ce service, vous pouviez posséder vos propres chansons, les écouter avant de les acheter, les graver sur un CD… Vous étiez assurés de la qualité du téléchargement et ensuite, vous pouviez utiliser iMovie ou iDVD pour « créer la bande originale de votre vie ». Le prix à l’unité ? Seulement quatre-vingt-dix-neuf cents ! Moins du tiers d’un caffè latte chez Starbucks. Pourquoi cela en valait-il la peine ? Parce qu’obtenir le morceau souhaité sur Kazaa vous prenait environ quinze minutes, alors qu’une minute suffisait avec l’iTunes Store. Il avait fait un petit calcul : « En consacrant une heure de votre temps pour économiser environ quatre dollars, vous travaillez pour moins que le salaire minimum ! »
Ah… encore une petite chose…
« Avec iTunes, vous ne volez plus la musique. Et c’est bon pour le karma. »
J'adore la façon dont Steve Jobs s'y prend pour positionner l'iTunes Store ; c'est une construction ternaire qui n'est pas sans me rappeler la chorégraphie d'une corrida et ses tercios, mais une corrida dont le vainqueur serait... le taureau.
Premier mouvement : l'art de baisser la tête, de se faire humble. Au début de son intervention, Steve Jobs reconnaît une dette vis-à-vis de sociétés comme Kazaa ou Napster, qui ont été les premières sociétés à populariser l'idée d'utiliser internet comme véhicule de transmission de la musique. Ici, Steve Jobs se positionne comme un enfant - un "infans", encore non doté de parole ; il affirme son appartenance à une lignée dont il est le digne héritier, obéissant. Sans doute important pour lui, qui n'a jamais pardonné le fait d'avoir été abandonné par ses parents biologiques.
Deuxième mouvement : l'art de relever la tête. On assiste ici à l'affirmation de soi comme sujet à part entière. Dans son propos, Steve Jobs semble dire : "Certes, je m'inscris dans une filiation, un courant de pensée, voire, une tradition, mais je suis légitime pour changer le cours des choses. La preuve, les référents du monde de la musique, j'entends les labels, ont fait appel à moi pour je vienne à leur rescousse face au danger que constitue le développement des pratiques de piratage". Malin l'animal. Après avoir fait allégeance au père, il affirme sa légitimité comme sujet en montrant comment il a été adoubé par les "grands frères".
Troisième mouvement : l'estocade, la mise à mort du père et le dévoilement d'un nouvel ordre. Après avoir vanté à l'origine les mérites des pionniers, des pères spirituels, et affirmé son allégeance vis-à-vis de tout ce qu'ils ont pu apporter, Steve Jobs désormais fait volte-face. "Certes", semble-t-il dire, "vous avez l'immense mérite de nous avoir montré le chemin. Mais le chemin que vous avez taillé est si imparfait, si plein d'ornières et de chausse-trapes, que je ne pouvais pas faire moins que lui substituer une voie libérée des multiples obstacles qui vous y avez laissé". Autrement dit : "Vous avez eu l'idée, mais il fallait bien que quelqu'un fasse le boulot. Ce quelqu'un c'est moi". Affirmation du fils contre le père. Quand Steve Jobs énonce sa justification de valeur, c'est tellement imparable sur la plan de la logique, qu'on ne voit plus très bien comment on pourrait désormais contniuer de faire appel aux services proposés par les Napster et Kazaa. Nous cédons devant la force du raisonnement. A ce moment, l'adversaire a mis genou à terre, comme dans la scène du combat entre Hector et Achille, alors que le Grec vient de planter sa lance dans la poitrine du Troyen. L'ennemi est à terre. Il ne reste plus qu'à sonner l'hallali pour le coup de grâce, délicieusement amené par le fameux "one more thing". Et cette phrase qui sonne comme une condamnation à mort : « Avec iTunes, vous ne volez plus la musique. Et c’est bon pour le karma. »
Le meurtre du père est consommé.
Amen.
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