Lorsque j'anime des formations commerciales CustomerCentric Selling(R), nous parlons beacuoup d'histoires. Quand raconter des histoires et pour quel effet escompté ? Comment les construire ? Comment les mettre en scène, les raconter ? A chaque fois que nous abordons ces points, l'attention de l'audience est à son maximum.
Dans le domaine de la vente, s'il y a un point sur lequel j'insiste lourdement, c'est la nécessité de mettre en scène un héros en chair et en os. En effet, la tendance est forte de faire du produit le héros de l'histoire sur la ritournelle de "mon produit, il fait ci", "mon produit a tel ou tel avantage". Cela paraît tomber sous le sens. Et pourtant... Combien de fois les commerciaux les mieux intentionnés vont-ils reverser dans le stéréotype du camelot qui assène son argumentaire en faisant la réclame de son produit.
A ce propos et grâce à Jean-Michel, un participant lors du dernier atelier de formation que je viens d'animer dans la région toulousaine, je suis tombé sur une phrase merveilleuse d'un des plus grands conteurs d'histoire que notre planète ait porté, William Shakespeare.
Dans Peines d'amour perdues, au début de l'acte 2, scène I, la princesse de France rembarre Boyet, un seigneur de sa suite qui fait l'éloge de sa beauté et l'effet produit par cette dernière sur le roi de Navarre et ses compagnons.
Dans le texte originel, cela donne :
Good Lord Boyet, my beauty, though but mean,
Needs not the painted flourish of your praise:
Beauty is bought by judgement of the eye,
Not utter'd by base sale of chapmen's tongues:
I am less proud to hear you tell my worth
Than you much willing to be counted wise
In spending your wit in the praise of mine.
Les connaisseurs et amateurs de Shakespeare apprécieront la langue fleurie et flamboyante du dramaturge de Stratford-upon-Avon.
Même si mon niveau d'anglais est correct, je me sens tout petit devant Shakespeare. Alors, j'ai recherché une traduction française de ce passage. Et voilà ce sur quoi je suis tombé :
Cher seigneur Boyet, ma beauté, quoique médiocre, n’a pas besoin du fard de vos louanges : la beauté s’estime par le jugement des yeux, et non sur l’humiliant éloge de la langue intéressée à la vanter. Je suis moins fière de vous entendre exalter mon mérite que vous n’êtes ambitieux de passer pour éloquent, en faisant ainsi dépense d’esprit pour mon panégyrique.
Et là, j'ai bouilli de colère intérieurement. Car non seulement la musique des décagrammes est mise au rebut, mais en plus, j'observe des libertés coupables dans la façon de traduire.
Prenons juste les deux vers :
Beauty is bought by judgement of the eye,
Not utter'd by base sale of chapmen's tongues.
Pour faire passer son point, la princesse de France joue sur le contraste entre notre propre capacité à apprécier la beauté et l'image d'un camelot faisant l'article de sa marchandise. L'expression "base sale of chapmen's tongues" pourrait être traduite littéralement par "argumentaire de base au bout de la langue de camelots". Il semble que, déjà à l'époque, les vendeurs ne jouissent pas d'une image très glorieuse et Shakespeare, dans la bouche de la princesse, en joue. Le contraste opère entre deux individus : soi-même, doté d'une capacité d'apprécier le beau, et le camelot, expert dans l'art vil de vanter à tort et à raison. L'effet de tension dramatique est admirablement rendu par la mise en opposition de ces deux personnages.
Regardez ce qui se passe maintenant dans la traduction en français. Les deux vers sont remplacés par la phrase :
La beauté s’estime par le jugement des yeux, et non sur l’humiliant éloge de la langue intéressée à la vanter.
L'expression "l'humiliant éloge de la langue intéressée à la vanter" est belle, à n'en pas douter. Pourtant, le fait d'avoir fait disparaître la figure du "chapman", mot de vieil anglais désignant le camelot, le vendeur itinérant, nous ôte la faculté de nous représenter l'image détestable du vendeur de foire tout à son art d'embobiner le chaland crédule.
Si Shakespeare a voulu mettre en scène la figure d'un démarcheur, c'est avec ses raisons. Le traducteur qui supprime cette figure fait crime d'infidélité à l'auteur. Il devient alors le fameux "traduttore, traditore" (traducteur traître) de nos amis Italiens.
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