Dans un très joli petit livre intitulé "Sur l'Image qui manque à nos jours", Pascal Quignard interroge les rapports tourmentés entre l'image et le mot. A la fin de son récit, il cite Plutarque (Gloire des Athéniens V) :
"Deux vicaires temporels très différents sont à la disposition des mortels : l'image, le mot.
L'image voit ce qui manque.
Le mot nomme ce qui fut.
Derrière l'image, il y a le désir, c'est le fantasme le jour, c'est le rêve la nuit, c'est l'oracle la veille.
De même que derrière chaque biographie humaine il y a l'Histoire, de même que derrière le nom propre de chacun d'entre nous il y a un ancêtre, de même derrière chaque mot il y a un perdu."
Dans la profusion de fresques et de peintures qu'il nous est donné d'admirer dans la chapelle Sixtine, il y une histoire évidente : celle de l'alpha et l'omega de l'expérience humaine selon le canon catholique. L'alpha, c'est la cosmogonie représentée par les 9 fresques de la voûte centrale, de la création du monde par Dieu à l'ivresse de Noé en passant par la chute après qu'Adam et Eve eurent goûté au fruit défendu.
Sur les murs latéraux, on peut suivre les sagas de Moïse et de Jésus qui se répondent en écho. Au-dessus, figurent les papes, perpétuateurs du message christique dans le temps de la chute, marqué par le cycle des naissances et des morts. Prophètes et sibylles sont là pour nous rappeler que cette histoire était présagée avant de s'accomplir, qu'elle a une flèche, un sens.
Quant à son point de destination, c'est l'imposante fresque du Jugement dernier. Située sur le mur latéral au niveau de la création du monde par Dieu, on sent bien qu'elle clôt un cycle, celui de notre histoire de créatures mortelles et qu'elle se transcende dans le retour au sein de la maison de Dieu.
Voilà pour le récit explicite.
Pourtant, il y a des ombres à ce récit. Des ombres au sens pratiquement littéral du terme. Entre la galerie des papes et la voûte centrale, il y a des lunettes et des voûtains portant mention des ancêtres du Christ, tels qu'énumérés au chapitre premier de l'évangile selon Saint Matthieu. C'est la fameuse généalogie de Jésus qui, en trois groupes de quatorze générations, s'écoule d'Abraham jusqu'à Joseph, du père de la multitude, jusqu'au père putatif, c'est à dire le père de rien. L'alpha et l'omega, encore, mais d'un tout autre genre, de l'infiniment grand des nombres à son contraire, l'infiniment petit qui tend si bien vers zéro qu'il s'y confond presque.
Mais ce qui est plus troublant, c'est que les personnages censés représentés les glorieux ascendants de Christ sont peints dans des postures d'abandon ou de torpeur. Les uns dorment, les autres sont avachis, on dirait un peuple de créatures accablées par le poids de la vie. Dans un livre merveilleux intitulé "La torpeur des Ancêtres", Giovanni Careri avance une thèse troublante sur ce que représenteraient ces personnages si peu glorieux.
Pour Careri, l'idée d'abattement et parfois d'hébétude qui nous frappe à l'observation des ancêtres représenterait la grande faute des Juifs dans leur incapacité à reconnaître la figure du Messie dans Jésus Christ. Une sorte de coupable négligence, condamnant le peuple de Moïse à s'aliéner la voie du salut pour ne pas avoir su voir l'évidence. Il s'ensuit un assoupissement, un endormissement, une grande lassitude et une inertie symbole d'incapacité à avancer sur le chemin de l'histoire eschatologique. Dans leur léthargie, les ancêtres du Christ expriment leur inaptitude à se conformer à l'accélération des temps qu'impose la venue du Messie.
En découvrant la chapelle Sixitine cet été, je fus tout à la fois exaspéré par la foule, ébloui par la beauté des fresques que je reconnaissais, terrassé par la profusion des représentations, intrigué par la présence d'images impropres à mon interprétation. Mais derrière l'incompréhension initiale, l'aiguillon de la curiosité avait fait son trou. Et à force de recherches, j'eus la joie de découvrir des mots pour nommer le désir caché dans les représentations ambiguës, au premier rang desquelles celles des ancêtres de Jésus Christ.
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