Après publication d'un billet sur Garry Winogrand il y a quelques jours, je fus surpris de recevoir un commentaire dont l'auteur - un certain Julien - me demandait si j'envisageais d'écrire un nouvel article sur le photographe. Au début, la demande me parut saugrenue. Un nouvel article ? Mais ce n'est pas ma vocation, moi, d'écrire des papiers sur Winogrand. Je ne suis pas journaliste et encore moins critique d'art. Je ne produis pas à la demande. J'écris ce que je veux quand je veux, sans contrainte aucune, au bon gré de ma fantaisie et des mes coups de coeur du moment. Qui est donc ce Julien qui - délicatement certes - me sollicite pour publier un nouveau papier ?
Mais passé le moment de surprise agacée, je me suis rappelé que j'avais eu la chance de découvrir l'exposition au Jeu de Paume en suivant les commentaires passionnants d'une jeune spécialiste accompagnant une classe d'étudiants en 1ère. Ses indications m'avaient non seulement guidé dans la compréhension des photographiques, mais elles m'avaient donné l'impression de rentrer dans l'intimité de l'artiste, de découvrir ses ressorts psychologiques au moment d'enclencher, ses états d'âme, ses fulgurances. Alors, je me suis dit "puisque j'ai eu la chance de recevoir un cadeau, n'est-il pas juste de donner en retour ?"
Alors voilà le nouvel article, sous forme de bonus, donc.
Lors de ma visite de l'exposition Garry Winogrand, ma cicérone improvisée aux commentaires érudits demanda à un moment donné de regarder attentivement deux clichés de manifestations autour de l'intervention militaire US au Viêt Nam.
Le premier cliché décrit un attroupement de personnes hostiles à la guerre :
Le deuxième tirage montre un rassemblement d'individus (des ouvriers, manifestement, au vu de la profusion de casques de chantier) favorables à la poursuite du conflit armé :
Un thème unique pour deux visions du monde en opposition.
Fidèle à son habitude, la cicérone demande aux étudiants de décrire ce qu'ils voient. Puis, avec un soupçon de brutalité, elle pose à l'assistance une question inattendue : "Vers quel groupe va la sympathie de Winogrand ?" Surprise. Les étudiants répondent de façon quasi unanime : "vers les opposants au conflit". Mais là vient le "pourquoi dites-vous ça ?"
Il s'écoule alors un assez long moment de silence et de sussurements. Pendant près d'une minute, on sent une gêne profonde au sein de l'audience. Un peu comme s'ils avaient été pris la main dans le sac en train de commettre un larcin. Et quel est ce larcin ? Le fait d'avoir jugé avant d'avoir expliqué. Consciente d'avoir créé un court-circuit avec sa demande de justification, l'animatrice reprend le processus de questionnement progressif à l'aide de quelques clés :
"Parlez-moi des symboles..."
Hétéroclites dans la photo des opposants (crucifix, poing levé, bras au ciel, icone "peace and love", etc.), réduits au seul drapeau états-unien répété à outrance dans celle des ouvriers en colère.
"Parlez-moi du ciel..."
Inexistant dans la photo des ouvriers, très présent dans celle des opposants.
"Parlez-moi du traitement de l'espace..."
Logique d'espace saturé dans le cas des va-t-en guerre et d'ouverture dans le cas des défenseurs du retour des troupes au bercail.
"Maintenant, qu'est-ce que tout cela vous dit des opinions de Winogrand ?"
Cette fois, les étudiants sont beaucoup plus à l'aise. La réponse fuse : "qu'il préfère les opposants aux conflits, parce qu'ils laissent la part belle à la diversité, l'ouverture et le dialogue alors que les autres sont prisonniers d'une logique nationaliste étroite les menant dans une impasse."
L'accompagnatrice ne commente pas ; elle invoque la pression du temps pour emmener le groupe dans une nouvelle salle. A ce moment-là, je décide de fausser compagnie au groupe. Car, dans l'apprentissage comme en toutes choses, il faut savoir mesure garder.
Bonne journée à vous Julien !
Commentaires