Ceux qui me connaissent savent que je me suis pris d'affection pour Garry Winogrand, ce photopraphe de rue qui prenaient des photos à la volée dans le simple but de voir à quoi pouvaient bien ressembler les choses quand elles étaient photographiées ("I photograph to find out what something will look like photographed").
Quand je regarde ses clichés les plus fameux, je ressens quelque chose de très paradoxal. Le seul fait de savoir que Winogrand se voulait neutre dans l'exercice de son art-passion ("I don't have messages in my pictures...The true business of photography is to capture a bit of reality (whatever that is) on film"), me procure un espace de liberté prodigieux sur lequel je peux calquer mes propres grilles de représentation ou d'interprétation. C'est un peu comme si en s'ingéniant à ne pas dispenser de message dans ses photos, Winogrand nous offrait le cadeau merveilleux de construire nos propres trames narratives au gré de notre humeur ou de notre fantaisie.
C'est dans cet état d'esprit que j'écrivis il y a quelques jours un article intitulé "Tourner mal". J'y décrivais l'embarras amusé dans lequel me plongeait l'observation d'un cliché célèbre de Winogrand décrivant une femme traversant la rue à Los Angeles.
Aujourd'hui, je voudrais partager avec vous le court circuit spatio-temporel qu'a provoqué chez moi la confrontation avec la photo mise en exergue du présent billet. Ce cliché a été pris en 1957 dans l'état du Nouveau-Mexique en 1957 et appartient à une série appelée "Albuquerque". L'image de ce bébé qu'on imagine sortir titubant du garage pour observer le désert environnant résume à elle seule ce qu'allait être la décennie des années 60 aux Etats-Unis : développement à perte de vue des banlieues au détour de la densification d'un réseau démesuré d'autoroutes consacrant la toute puissance de l'automobile, prolifération des maisons individuelles comme symbole du rêve américain, confiance éperdue en l'avenir illustrée par le baby boom dans un climat international où la rivalité est-ouest ferait planer la menace permanente d'un cataclysme nucléaire, ce que suggère le décor lunaire entourant la maison.
Il se dégage de ce cliché une sensation de vide post-atomique, renforcée par la présence à mi-pente d'un tricycle renversé sur le côté opposé à celui où se porte le regard de l'enfant. Les avancées exceptionnelles de l'intelligence humaine et ses découvertes les plus radicales en chimie déboucheraient-elles sur une destruction absolue de notre humanité ?
Albuquerque, Nouveau-Mexique, l'utilisation dévoyée de la chimie, vous me voyez venir, n'est-ce pas ? Car c'est bien là le décor de la série Breaking Bad où un professeur de chimie (Walter White) mal payé, mal assuré et mal aimé apprend qu'il est atteint d'un cancer et décide de mettre son intelligence et ses connaissances exceptionnelles en chimie moléculaire pour basculer dans une version folle du rêve américain. Il bâtit tout seul un empire industriel et devient riche à millions (ça c'est pour le côté positif du rêve américain), mais au prix du dépassement de tous les codes moraux, jusqu'au meurtre. Une vision contrastée donc de ce fameux American Dream, où le pur (la volonté de se soigner et de protéger sa famille) côtoie le sordide (la fondation d'un empire de la drogue), où les codes s'inversent à loisir. A la fin, la seule chose pure qui demeure c'est... la métamphétamine produite par White dans ses labos clandestins de fortune.
Les ressemblances entre le cliché de Winogrand et la série culte de Vince Gilligan ne s'arrêtent pas là. Winogrand est un inconditionnel du noir et blanc, Gilligan aussi. Car est-ce fortuit si le héros s'appelle White (blanc en anglais), ses anciens associés Schwartz (noir en allemand) et la société qu'ils avaient créée ensemble au sortir de l'université Gray Matter (Matière grise) ?
Dans la photo de Winogrand comme dans Breaking Bad, tout commence dans le blanc. La première chose qui capte l'attention, ce sont les vêtements de l'enfant sur le cliché et le nom du héros dans la série. Mais dans un cas comme dans l'autre, les choses tournent mal à force de trop bien tourner. C'est en accomplissant le mythe très américain du Self Made Man que White - alias Bryan Cranston - devient une pourriture d'homme ; c'est en accomplissant le rêve de la maison individuelle pour chacun que la société américaine génère les conditions de son hypertrophie.
White dissout le corps de ses adversaires dans l'acide là où Winogrand ouvre notre regard sur les symboles d'une société où le matérialisme se fond dans l'aridité du désert. Reste l'enfant d'Albuquerque sur la photo. Albus, blanc (encore !) et quercus, le chêne comme dans notre belle région du Quercy. Un chêne blanc pour nous sauver de la folie des hommes quand ils sont confrontés au déclassement, un arbre seul au milieu de l'Urbs quand l'homme se livre incontinent à l'hubris, ce chêne que je vais voir chaque fois que j'ai la chance de revenir à Rome, piazza della Quercia.
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