Cette photographie de Garry Winogrand - toujours lui - ce n'est pas la peine d'aller à la salle du Jeu de Paume pour la voir. Il vous suffit de prendre la correpondance de métro à la station Jaurès pour la découvrir. Juste au dessous de la plateforme aérienne correspondant à l'arrêt sur la ligne 2.
Et comme je l'évoque déjà dans un billet consacré à ce photographe de rue américain, ce gars-là, il a le chic pour libérer la bonde de mon imagination. C'est pas compliqué, pratiquement chaque cliché est pour moi l'occasion d'assister - à l'insu de ma propre conscience - à la formation d'un récit inattendu.
Ici, par exemple, que nous est-il donné de voir ? Une jeune femme, la longue chevelure blonde caressée par le vent, nous fait face alors qu'elle vient de traverser sur un passage clouté. Elancée, d'une élégance simple, elle a le regard tourné vers sa droite (notre gauche). Sur ce regard, une expression difficile à décrypter - peut-être un soupçon de contrariété, voire d'inquiétude. D'où peut-être la crispation de ses doigts sur le fermoir de son sac à main. Sur sa gauche, un panneau à l'attention des automobilistes arrivant au croisement : "No left turn or U turn", soit en bon français "Interdiction de tourner à gauche ou de faire demi-tour". La consigne est renforcée par sa traduction iconique, paradoxalement beaucoup moins explicite que sa version littérale.
Cette femme vient à notre ren-contre et elle regarde sur notre gauche, nous spectateurs. Elle est doublement contre-venante : parce qu'elle vient vers nous et parce qu'elle enfreint la consigne des panneaux de signalisation. Mais que trouve-t-elle donc de si intéressant ou inquiétant à regarder ?
Sur l'image, la gauche, dans notre système de convention où l'écriture se propage de gauche à droite, c'est ce que nous laissons derrière nous, c'est le passé. Par un concours de circonstance sans doute purement fortuit, il se trouve que le mot "left" qui désigne la gauche sur le panneau de signalisation, veut aussi dire "laissé" en anglais. Le panneau offre donc une lecture alternative. La consigne de ne pas tourner à gauche et de ne pas faire demi-tour peut se lire aussi comme l'injonction comminatoire de ne pas regarder vers le passé et d'éviter tout retour arrière. Dans un pays "positiviste" comme les Etats-Unis, ce message va de soi, n'est-ce pas ?
Voyez-vous maintenant se dessiner l'histoire que me raconte le cliché de Winogrand ? Une belle femme américaine traverse la vie d'un pas rapide et résolu. Mais soudain, enfreignant la convention sociale qui enjoint de regarder toujours de l'avant, elle se retourne et jette un regard inquiet et certainement coupable vers ce qu'elle a laissé derrière elle. Un peu à l'image d'Orphée remontant des Enfers et se retournant pour vérifier la présence d'Eurydice avant de gagner la terre ferme. Qu'y découvre-t-elle ? Nul ne le saura jamais. Orphée (*) voit l'image fugace de son amour passé happé dans les ténèbres infernales. Mais elle ? Quelle pensée fugace traverse son esprit ? Quelle image effroyable se transmet à ses doigts pour qu'ils se crispent sur le fermoir de son sac à main ? On la sent comme possédée par la vue d'un élément du passé qui se précipiterait à sa propre rencontre. Mise en abyme dans le jeu des rencontres. Inversion des sens cardinaux et perte d'orientation. Tout bascule avec un passé qui - profitant d'un regard enfreigrant l'interdit - s'invite au temps présent. Ou, pour reprendre le mot de Toukârâm souvent évoqué par Pascal Quignard dans ses oeuvres du cycle Dernier Royaume : "Je suis venu de loin. J’ai souffert des maux effrayants et j’ignore ce que me réserve encore mon passé !"
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(*) Dans l'ouvrage "La tortue et la lyre" de John Scheid et Jesper Svenbro, les auteurs émettent l'idée étonnante selon laquelle ce qu'Orphée regarde derrière lui, ce n'est pas Eurydice, c'est son propre passé de femme. En effet - et c'est là toute la thèse du livre - les mythes seraient les sous-produits de déterminations lexicales. Orphée en grec ancien, cela renvoie à "orphos", à savoir le mérou. Or, par une de ces bizarreries dont la nature a le secret, le mérou est un animal transexuel qui naît femelle avant de devenir mâle. Par conséquent, ce qu'Orphée est allé chercher aux Enfers, ce n'est pas Eurydice, c'est ni plus ni moins que son passé de femme, passé qui ne pourra lui être restitué tant il est vrai qu'on ne peut inverser ni même infléchir la course du temps. Au mieux pouvons-nous parfois nous retourner vers notre passé pour y découvrir ce qui nous attend.
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