Dans ce blog, je me suis souvent exprimé sur l'art de raconter les histoires, la nécessité de respecter une structure étayant le déroulement du récit. J'ai vanté l'a-temporalité de la construction d'une trame narrative puisque d'Aristote à Pixar, on voit se dévider les mêmes mécanismes. L'histoire, mère du temps avec son avant, son pendant et son après est aussi irréductible au temps puisque de l'antiquité à nos jours rien n'a été inventé pour en subvertir les fondations.
Pourtant, je me souviens encore de l'insistance de mon grand fils alors âgé de 2 ans quand il me demandait de revoir, pour la énième fois Belle et la bête version Walt Disney. C'était un peu comme si chaque visionnage, au lieu d'en épuiser les significations, ouvrait un nouveau champ d'interprétations possibles. Je me demandais alors quel était le secret de cette fascination. Et il me fallut longtemps pour comprendre. Ce qui taraudait mon fils, c'était l'ambiguïté fondamentale tapie au coeur de l'intrigue : comment une femme pure et belle pouvait-elle tomber amoureuse de l'ignoble créature qui l'emprisonnait ? Et qui était l'emprisonné(e) ? Belle dans le donjon du château ou la Bête, dans cette apparence physique résultant d'un sort infâme ? Comme dans le Petit Chaperon rouge, les significations sont inépuisables et chaque évocation relance le cycle des "et si" propre à tout énoncé ambigu. Car si l'histoire "rationnelle" et "raisonnable" avance sur trois pieds (un début - des péripéties - un dénouement), l'histoire ambiguë avance à deux temps, en déséquilibre constant, comme l'étymologie le suggère. L'ambiguïté a maille à partir avec le tâtonnement et la crainte teintée d'envie. Elle conjugue l'art d'étancher la curiosité et de laisser, de façon concomitante, entrevoir des échappées belles de significations qui ne demandent qu'à une intelligence subtile pour être déflorées.
Pour reprendre cette jolie analyse de Roger-Pol Droit, ...
l'ambiguïté a ses lettres de noblesse et sa puissance propre. Maurice Merleau-Ponty définit même la philosophie comme la conjugaison du « sens de l'évidence » et du « goût de l'ambiguïté ». Ce qu'il entend par là n'a rien à voir avec hésitations, incertitudes, manoeuvres pour noyer le poisson. C'est au contraire la double face constitutive de l'existence qu'il nomme ainsi. Car nous sommes toujours doubles -corps et esprit, raison et passion, nature et culture, science et art. Faire l'éloge de l'ambiguïté, c'est plaider contre les visions unilatérales, refuser systématiquement d'être « monoïdéiste » -afin de parvenir à penser la réalité. C'est mettre en oeuvre ce que Merleau-Ponty nommait la « claudication » du philosophe, toujours tenu d'avancer sur deux registres distincts, n'abandonnant jamais ni l'un ni l'autre.
Alors quand vous racontez des histoires, sachez alterner les récits explicites, dont les conclusions servent fidèlement vos fins, avec des narrations ambiguës, plongeant votre interlocuteur dans la perplexité et le désir d'y revenir.
Dans le premier cas, vous ferez des convaincus, mais dans le deuxième, vous engendrerez des aficionados, à l'image de ces inconditionnels de Mulholland Drive ou de Blow Up, qui, d'année en année repasseront en boucle les images de leur film préféré pour goûter la saveur capiteuse de l'incompréhensible.
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