Quand j'enseigne sur le campus HEC aux élèves de la grande école ou à ceux du mastère d'intelligence marketing, je suis toujours surpris de constater que je leur offre deux initiations. En effet, bien que le C de HEC soit une référence explicite au commerce, c'est la première fois qu'ils suivent un enseignement sur la vente. Mais plus singulier encore, alors que la grande majorité d'entre eux aspire à une carrière dans le marketing, c'est aussi la première fois qu'ils se voient proposé d'étudier la façon de construire et de raconter des histoires.
Cela me surprend toujours d'autant plus que, s'il est quelque chose que j'ai adoré du temps où j'étais directeur marketing, c'était bien ça : mettre en scène des utilisations des produits, illustrer les réussites des clients, les faire monter sur scène pour raconter leur expérience, bref, dévider des chapelets d'histoires toutes plus passionnantes les unes que les autres. C'est quand j'étais à ce poste que j'ai découvert de façon simultanée combien les pitchs produits étaient arides et combien les témoignages clients étaient exaltants.
Et puis, à tout seigneur tout honneur, les marketeux et les pubeux sont souvent des princes dans l'art de construire (ou de faire construire) des histoires délicieuses où le produit s'efface devant des héros qui, pourtant, ne pourraient pas se passer d'eux.
Pour bien faire ressortir la puissance d'une histoire savamment construite et interprétée, j'ai coutume de montrer aux étudiants ce clip réalisé par Jean-Pierre Jeunet pour le compte de la maison Chanel :
Cette histoire épouse fidèlement une trame narrative des plus classiques :
- Dès la première image, le héros - je devrais dire l'héroïne Audrey Tautou - apparaît ;
- La quête de l'héroïne est présentée peu après le départ du train quand son regard croise celui du bel inconnu (le modèle Travis Davenport) enivré par la délicieuse fragrance de la jeune femme ;
- S'ensuit une série de péripéties faites de frôlements, de rendez-vous manqués, de gestes retenus, de tiraillements, de hasards troublants ;
- Le dénouement vient enfin, sous la forme du baiser dans le grand hall de la gare d'Istanbul. C'est le moment de la synthèse où l'héroïne sublime sa quête.
Sur les 2 minutes 23 que dure cette publicité, le découpage est lui aussi exemplaire :
- En moins de 7 secondes, l'héroïne est campée : la course pour attraper le train, le regard laissé derrière elle sur le marchepied du wagon. Beaucoup de choses passent dans ce regard, notamment l'idée que ce voyage n'est pas anodin et qu'à son issue, rien ne sera comme avant ;
- En 7 secondes encore (de la seconde 14 à 23) la quête est formulée sous la forme d'une farandole de sens en émoi : un effleurement des corps, l'ivresse d'un parfum, le reflet des visages dans la vitre, puis le corps de l'homme qui se retourne sur celui de la femme ;
- Les péripéties, elles, constituent la partie la plus longue puisqu'elles durent près d'une minute trente soit plus de 60% de la durée du clip ;
- Le dénouement dure lui 14 secondes (2 fois 7) entre le pointeur 1:59 quand l'héroïne, pleine du pressentiment que son destin va basculer là, marque l'arrêt dans un geste d'abandon et 2:13 lorsque les corps enlacés s'effacent comme une volute de fumée pour laisser apparaître le logotype de la marque.
Et le produit dans tout ça ? Il apparaît à deux moments :
- 3 secondes et demi (7 divisé par 2) en mode suggestif au moment où la jeune femme brûle du désir d'être rejointe et où le jeune homme, pris d'un scrupule, retient son poing quand il va frapper à la porte de sa promise ;
- 7 secondes à la toute fin du clip (de 2:15 à 2:22) en mode parfaitement explicite.
Les deux moments d'apparition du produit sont clés : en plein milieu de la séquence des péripéties - ce que les spécialistes des structures narratives appellent le climax, c'est-à-dire le moment où la tension du héros est à son maximum, à son acmé. Ce n'est sûrement pas un hasard du reste si, à cet instant-là, il nous est donné de voir, le liquide ambré du parfum trembler sous les secousses des essieux sur les rails. Quant au deuxième moment, il est extérieur à l'histoire ; c'est un peu comme un générique de fin, une signature, l'énoncé final d'un bénéfice fait avec suffisamment de discrétion pour que la magie de l'histoire continue de nous charmer.
Car même dans une publicité - dont la vocation ultime consiste à nous faire désirer un produit - c'est au héros qu'appartient la responsabilité de formuler le dernier mot et de lancer le générique de fin. Même - et peut-être surtout - si l'histoire est sans parole.
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