Dans un petit livre appelé Défier le récit des puissants, le réalisateur britannique Ken Loach expose comment il organise sa résistance par rapport au cinéma hollywoodien qu'il accuse à demi-mots de représenter le parangon d'une esthétique de la soumission, faisant de nous des spectateurs passifs, à qui il est recommandé de ne pas trop faire appel à leur esprit critique. Le tout à coups d'effets spéciaux étourdissants, d'acteurs lisses au corps relooké et au jeu sans aspérité.
Mais ce qui m'a frappé dans ce petit livre, ce n'est pas tant la façon dont Ken Loach s'y prend pour organiser un cinéma de résistance, c'est plus ce qu'il raconte sur les différents moments liés à la fabrication d'un film : l'idéalisation, le tournage et le montage.
Il évoque la phase initiale d'idéalisation. Selon ses propres propos, c'est "très agréable. On est autour de la table, on discute de l'idée et tout est parfait, rien ne vient perturber vos plans. C'est très plaisant. Le tournage est encore loin et on ne s'en soucie pas encore, même si, évidemment, la pression monte au fur et à mesure qu'il approche."
Puis vient le tournage. C'est un moment que Ken Loach considère comme "fascinant, quoiqu'assez anxiogène parce que les jours passent et qu'il faut avoir toutes les scènes malgré les conditions ou événements imprévus qui peuvent parfois se dresser sur la route."
Nous voici maintenant rendus à la phase de montage. Et là Ken Loach décrit une pratique on ne peut plus archaïque : "Nous montons toujours sur pellicule. Quand un monteur travaille en digital, il est très difficile pour le réalisateur assis à côté de comprendre ce qu'il fait. Il pianote sur son clavier et je ne sais pas ce qu'il fabrique. Je ne comprends rien aux ordinateurs, de toute façon. Alors que quand on coupe une pellicule, il est très simple de voir ce qui se passe. Une bande d'images passe dans la machine, une bande-son, nous choisissons où nous voulons couper, je vois le monteur choisir le plan, le couper et je comprends tout."
Malgré les bénéfices évidents liés au passage à un montage digital, Ken Loach déplore le manque de contrôle - voire, plus simplement, de compréhension de ce qui se passe - lorsque le montage se fait sur ordinateur. Mais plus loin, il avance un point que les apôtres du tout digital ont un mal fou à percevoir : la contraction temporelle qu'impose la numérisation des gestes.
Comme le montage à l'ancienne est un processus lent, Ken Locah dit avoir le temps pour "réfléchir", pour "regarger par la fenêtre, écouter le match de cricket à la radio..." "C'est une cadence beaucoup plus humaine", affirme-t-il.
Mais il y a plus encore qu'un simple éloge de la lenteur. Il évoque aussi la responsabilité induite par l'adoption de la méthode manuelle des ciseaux. "Comme on coupe vraiment la bande, on le fait avec plus de précautions. Et on est beaucoup plus disciplinés parce qu'on ne peut voir qu'une scène et qu'un choix à la fois."
Dans la préférence affichée par Ken Loach pour le montage à l'ancienne, il y a trois exigences :
- Je veux comprendre ce qui se passe.
- Je veux avoir le temps de réfléchir à ce que je fais pour prendre les bonnes décisions.
- J'assume la responsabilité de ce que je fais.
A contrario, l'accélération des rythmes qu'accompagne la digitalisation de pans de plus en plus larges de notre vie entraîne trois pertes : un déficit de compréhension, un manque de temps avec son corollaire, des décisions prises à l'emporte-pièce et, plus grave encore, de plus en plus de déresponsabilisation. Tout cela à cause de la possibilité de d'annuler la dernière action, de revenir au point de départ sans préjudice aucun.
N'est-il pas étrange de constater que l'anachronisme de Ken Loach dans son obstination à garder manuelle la pratique du montage de films s'appuie en réalité à une vision très élaborée de son rôle de réalisateur ? Et au bout du compte, la volonté de comprendre ce qui se passe, de prendre son temps pour décider quoi couper et la conscience aiguë de la responsabilité du réalisateur dans le caractère inéluctable de toute décision ne font-ils pas partie intégrante de la posture du réalisateur britannique dans son opposition au récit mainstream made in Hollywood ?
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