Je me souviens encore de ce vendredi soir où, regardant l'émission Apostrophes avec mes parents, je tombai fasciné devant le visage parcheminé de Vladimir Jankélévich avec sa mèche folle peinant à dissimuler des yeux rieurs qui avaient dû en leur temps verser leur lot de larmes amères.
Je venais tout juste de passer mon Bac et souffrais le martyre à tenter de comprendre les concepts clés de la grande philosophie allemande : Kant, Husserl, Heidegger et consorts. Et voilà que devant moi, ce diable de Jankélévitch n'a de cesse de vitupérer devant la prétention de la philosophie allemande à vouloir à tout prix ramener la vie à une séquence de concepts aussi stables à l'utilisation que durs à appréhender. Le terme allemand pour concept, der Begriff, ne rappelle-t-il pas, de fait, l'idée des serres de l'aigle qui se saisissent, griffent et dilacèrent la chair tendre de la proie ? Le philosophe oppose la philosophie allemande, héritière d'une pensée grecque éprise d'intemporel, à l'esprit de finesse, tout empreint de fugacité, d'hésitation et d'indéfinissable. Le voilà qui dresse un portrait dithyrambique d'un dénommé Baltasar Gracián, écrivain et essayiste jésuite du Siècle d'or espagnol. A l'aridité des noumènes platoniciens ou kantiens, il oppose le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, mis en évidence par l'essayiste espagnol pour illustrer les vertus de l'homme de cour.
Or il se trouve que dans l'art de raconter les histoires, c'est souvent ce je-ne-sais-quoi - traduction géniale du mot espagnol despejo par Nicolas Amelot de la Houssaye - qui fait toute la différence entre une histoire plaisante et un récit captivant. Car, pour reprendre les termes de Gracián, le je-ne-sais-quoi...
"... c'est la vie des grandes qualités, le souffle des paroles, l'âme des actions, le lustre de toutes les beautés. Les autres perfections sont l'ornement de la nature, le je-ne-sais-quoi est celui des perfections."
Et si l'art de raconter les histoires a à voir avec la construction du récit, ce qui le rendra mémorable renvoie à la manière de le narrer.
Commentaires