Les grandes sociétés de technologie ont très souvent bâti leur légende sur des anecdotes savoureuses liées à leur genèse. Qui ne connaît l’histoire de Pierre Omidyar voulant offrir des bonbons Pez à sa petite amie, lance une consultation sur la Bay Area sous la forme d’une enchère et fonde, en passant, la société eBay ? Ou celle de Reed Hastings, tout marri d'avoir perdu la cassette vidéo du film Apollo 13 et désespéré à la perspective de payer une amende à la maison Blockbuster, qui entrevoit l'idée qui allait présider à la création du Netflix de la première génération : un service de location forfaitaire de films ?
Dans les deux cas de figure, l'histoire est fausse. Elle a été inventée a posteriori pour éclairer sur les activités de l'entreprise, pour en rendre son activité plus compréhensible. Certains s'en offusqueront ? Notre propos ici n'est pas de discuter du caractère moral ou non associé à la création d'une légende de toute pièce, mais bien d'en comprendre une détermination essentielle : sa temporalité inversée.
Une légende, ça fonctionne un peu comme le récit d'une rencontre amoureuse. Toute rencontre ne donne pas lieu à une relation amoureuse inscrite dans la durée. A l'inverse, toute histoire d'amour a son récit des origines, sa genèse. Et je ne sais pas si avez remarqué autour de vous, mais les couples de gens amoureux tendent presque toujours à légitimer le caractère unique de leur union par un récit fantasmé de leur rencontre. Un peu comme si le caractère exceptionnel de la relation amoureuse était tout entier concentré dans les circonstances de la rencontre. Pourtant, chacun sait bien, que dans la rencontre, rien ne laisse présager si la relation qui se noue s'inscrira dans la durée ou s'épuisera dans la lumière du petit matin. Alors qu'est-ce qui fait que nous éprouvions ce besoin presque viscéral de fonder l'expérience amoureuse dans l'éblouissement de la rencontre préalable ? Tout simplement notre soif de rationaliser ce qui relève du magique, notre propension toute humaine de vouloir expliquer le clinamen, l'inclination sentimentale, la déviation inattendue qui bouleversera une vie.
Une légende, c'est pareil. C'est l'après (l'existence d'une société florissante) qui fonde l'avant (le discours des origines). C'est la justification par l'évidence. Car si toute maison a donné lieu préalablement au dessin de son plan, l'inverse est faux. Tout plan ne se matérialise pas par une construction. C'est un peu comme si c'était la maison qui était la preuve du plan et non l'inverse.
Et voilà pourquoi il est nécessaire de construire sa légende après coup au risque de faire un pied de nez à la vérité. La légende, c'est le concentré dans un instant magique de ce que le temps a aidé à construire dans la durée. La légende, c'est ce qui restera de toute éternité, même quand l'édifice aura cessé d'exister. C'est un instant éternel imaginé rétrospectivement ; "un peu de temps à l'état pur", aurait dit Proust.
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