Tous les matins, à la station Ourcq, j'emprunte la ligne de métro n°5 pour honorer mes rendez-vous. Parmi les nombreuses sources d'interruptions, il y a la jeune mère tzigane portant un bébé saturé de tranquillisants et répétant à tour de bras "Ya pas de lait pour le bébé". Il y a aussi, mais plus rarement, un brillant joueur de kora qui a le don de dessiner avec ses sons des sourires d'aise sur le visage pourtant compassé des passagers. Mais il y a aussi un homme qui m'inspire une immense pitié. C'est le vendeur de stylos Bic à 4 couleurs.
Son pitch est à peu près le suivant :
- Bonjour Messieurs, Dames. J'ai le plaisir de vous présenter le stylo 4 couleurs.
A ce moment, il montre le stylo à la cantonade, sélectionne une couleur, l'enclenche et l'énonce. Clic "Rouge". Clic "Vert". Clic "Noir". Clic "Bleu".
- 4 couleurs sur un seul stylo pour seulement 50 centimes.
Puis, il répète le rituel une nouvelle fois et passe entre les rangs pour ramasser son écot. Jusqu'à ce jour, je ne l'ai jamais vu vendre le moindre article.
Et à chaque fois que je le vois, j'enrage. Je me dis que je devrais prendre cet homme à part et lui suggérer de changer son approche de fond en comble. Car si j'avais l'énergie, le temps et le courage de le faire, je lui proposerais d'abandonner sa présentation ridicule et plutôt de raconter une histoire pour susciter l'intérêt de son auditoire.
Je lui dirais qu'il s'agit du seul stylo qui s'accorde aux humeurs de celui qui le tient en main. Le pitch pourrait ressembler alors à quelque chose comme : "Vous vous sentez l'humeur triste ou formelle ? Ecrivez en noir. Vous avez l'âme vagabonde ? Prenez le large en choisissant le bleu. Vous êtes en colère. Le rouge s'impose. Votre coeur est à l'espérance ? C'est le moment d'écrire en vert". J'aimerais aussi lui dire que ce type de stylo est vendu à près de 3 euros dans les papeteries et qu'il n'y a aucune raison pour laquelle il devrait "casser" le prix. Que, contrairement à une idée reçue, ce ne sont pas les bas prix, qui font acheter, mais bien les hautes espérances.
J'aimerais en tout cas lui faire sentir combien une histoire peut faire la différence. Je pourrais lui dire aussi qu'à chaque fois que je le vois, je repense à un petit récit merveilleux lu dans « Mes blagues, ma philosophie » de Slavoj Zizek chez PUF.
Je cite :
Dans une vieille blague datant de la défunte République démocratique d’Allemagne, un ouvrier allemand trouve du travail en Sibérie. Sachant que tout son courrier sera lu par la censure, il dit à ses amis : « Mettons-nous d’accord sur un code. Si vous recevez de moi une lettre écrite à l’encre bleue ordinaire, elle est vraie ; si elle est écrite à l’encre rouge, elle est fausse. » Au bout d’un mois, ses amis reçoivent la première lettre, à l’encre bleue : « Tout est formidable ici, les magasins sont pleins, la nourriture est abondante, les appartements sont grands et bien chauffés, les cinémas projettent des films occidentaux, il y a plein de belles filles prêtes à tout, la seule chose qui est introuvable, c’est l’encre rouge. »
Avec une histoire comme celle-ci, ne pensez-vous pas que notre marchand aurait plus de succès dans la vente de ses stylos ?
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