Quand je réfléchis aux sources de l’antisémitisme, je tombe régulièrement sur 3 histoires des Evangiles : la colère de Jésus vis-à-vis des marchands du Temple, la parabole du figuier desséché et bien sûr la trahison de Judas. Autour de cette trahison, un baiser et 30 deniers. Le baiser, c’est celui donné par Judas à Jésus pour le désigner aux soldats romains venus l’arrêter au Mont des Oliviers et les 30 deniers, c’est la rétribution pour l’acte de délation.
Oui mais voilà, derrière leur simplicité « biblique », ces histoires appellent des questions. Pourquoi fallait-il que Judas embrasse Jésus pour le désigner aux soldats romains, alors que ce dernier s’était fait remarquer de tous et de la manière la plus outrancière en mettant cul par-dessus tête les éventaires des marchands venus s’installer aux abords du Temple pour les fêtes de Pessah ? Qui plus est, comment penser que quiconque eût pu dénoncer un homme considéré comme un danger public pour une somme aussi dérisoire que 30 malheureux deniers d’alors, représentant selon les experts 3.900 euros d’aujourd’hui ?
C’est en partant de ces deux aberrations logiques, que Amos Oz a imaginé dans son dernier livre traduit en français – Judas – une interprétation audacieuse, diamétralement opposée de celle dispensée par l’église catholique pendant des siècles. Selon l’écrivain, l’étrangeté du comportement de Judas tient au fait qu’il soit le véritable – voire l’unique chrétien – de l’histoire. Il idolâtre Jésus, il croit en lui au-delà de toute mesure. Il voit en lui le Messie, celui qui vaincra la mort et inaugurera les temps nouveaux du retour au jardin d’Eden. Alors, pour forcer le destin, il convainc son maître de se rendre à Jérusalem lors des fêtes de Pessah, c’est-à-dire au moment de plus forte affluence, pour révéler sa véritable identité messianique. Et là, il l’enjoint de tout faire pour se faire remarquer, arrêter et condamner à mort. Car alors, il pourra faire ce qu’aucun homme n’aura fait avant lui : renaître d’entre les morts, ressusciter devant tous et consacrer ainsi la fin de la malédiction adamique. Jésus tente bien de faire comprendre à Judas, qu’il n’est pas celui qu’il croit, qu’il n’est qu’un homme et non un dieu, qu’il est mortel. Mais rien n’y fait. Il va même jusqu’à montrer à ses disciples réunis autour de lui les limites de son pouvoir en se montrant incapable de faire donner des fruits à un figuier en dehors de la saison habituelle. Une façon de faire comprendre à Judas, son plus fervent adorateur, qu’il n’est pas en son pouvoir d’infléchir les lois de la nature, qu’il y a un temps pour toute chose et que la fin des temps n’est pas venue. Tout à son excitation, Judas peine à comprendre le message de son maître. Il faut dire que ce dernier, à force de se complaire dans les paraboles, n’a pas son pareil pour dérouter son monde, y compris ceux qui ont tout sacrifié pour inscrire leurs pas dans celui du rabbin de Nazareth.
Judas n’appréciera l’étendue de son erreur que lorsque, après avoir assisté à l’agonie de son maître sur la croix, il aura vu son corps inerte déposé par terre entre les femmes éplorées venues rendre un dernier hommage, qui au fils, qui à l’homme courageux qui l’aura sauvée des religieux et de leur haine des femmes publiques, qui à l’ami.
Désespéré, Judas quitte le mont de Golgotha. Il pleure d’avoir incité son maître, dans un geste de folie, à provoquer le divin au plus intime de ses attributions : le droit de dispenser la vie et la mort. Le « premier chrétien » choisit un arbre, un olivier aux nouures robustes comme ultime décor de sa vie terrestre. Il choisit une branche assez solide pour supporter le poids de son corps, se garrotte, puis se jette dans le vide. Dans les derniers soubresauts de son corps, que la vie peine à quitter, trente deniers tombent de ses poches. C’était la somme d’argent que les autres disciples, confiants dans la belle intelligence et le savoir de l’homme de Kerioth – l’isch-kerioth, l’Iscariote – pour prendre soin de leur maigre pécule.
L’interprétation proposée par Amos Oz m’a plu. A travers elle, c’est un véritable renversement de perspective que l’écrivain israélien nous invite à réaliser. Il nous fait emprunter des chemins de traverse vertigineux puisque Judas – l’épigone de la judéité pour les Chrétiens antisémites – revêt les atours du premier (et dernier) Chrétien, quand Jésus perd son aura de fils de Dieu pour devenir plus juif que jamais, un simple rabbin, qui aura voulu accomplir la Loi de Moïse (Matthieu 5 :17) en la dépoussiérant de ses rituels les plus archaïques, voire les plus odieux.
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PS : Pour ceux d’entre vous qui douteraient de la permanence du discours antisémite dans l’herméneutique chrétienne, je les invite à faire un tour ici ou là. Vous verrez que la grande idée mise en fresque par Michelangelo dans la chapelle Sixtine selon laquelle le peuple juif se serait rendu coupable de ne pas avoir su reconnaître Jésus comme le messie est encore, hélas, très vivante
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