L'histoire avec un grand "H" a ses historiens, les fables ont leurs conteurs, les histoires ont leurs narrateurs, les discours ont leurs tribuns, leurs orateurs, les producteurs de films ont leurs dialoguistes, le commerce a ses baratineurs et ses bonimenteurs, mais les conversations sont orphelines de praticiens. Pour elles, il n'y a pas de conversateurs.
Dans un petit livre savoureux de intitulé "La bêtise s'améliore", Belinda Cannone s'étonne de cette lacune lexicale. Car comment imaginer qu'une pratique aussi sublime que la conversation se trouve ainsi délaissée ? L'écrivaine évoque cette merveilleuse définition donnée par Germaine de Staël dans De l’Allemagne : « C’est une certaine manière d’agir les uns sur les autres, de se faire plaisir réciproquement et avec rapidité, de parler aussitôt qu’on pense, de jouir à l’instant de soi-même, d’être applaudi sans travail, de manifester son esprit dans toutes les nuances par l’accent, le geste, le regard, enfin de produire à volonté comme une sorte d’électricité qui fait jaillir des étincelles. » (Première partie, chapitre XI).
Comment justifier cet oubli ?
Belinda Cannone évoque une hypothèse étonnante pour expliquer l'absence de praticiens de la conversation. Nous serions viciés dans ce domaine par la présence de gens qui nous empêchent de déployer les qualités requises pour jouir d'une belle conversation. Ce sont les obsédés du "j'ai raison", les irréductibles de l'opinion, les têtus, les rois de l'objection, en un mot, les contradicteurs.
Ce sont ces individus qui dénaturent la conversation et la transforment en sport de combat.
Montaigne nous mettait déjà en garde contre cette engeance : « Nous n’apprenons à disputer que pour contredire ; et, chacun contredisant et étant contredit, il en advient que le fruit du disputer, c’est perdre et anéantir la vérité. » (Les Essais, « Sur l’art de la conversation », III, 8.) Emportés par cette force irrépressible de faire prévaloir un point de vue, nous voici emportés dans les méandres de l'opposition. Et tant pis si la vérité doit en pâtir. Et qu'importe si le doux plaisir de l'échange respectueux et patient doit en souffrir. Car au jeu de la joute verbale, comme à celui de la guerre, seule la victoire est belle.
Et sus aux vaincus !
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