Il y a un peu plus d’un an, je faisais l’expérience d’animer un atelier de formation à Shanghaï. C’était la première fois que j’enseignais à une audience majoritairement composée de Chinois.
Au deuxième jour de la formation, on aborde traditionnellement la question de la concurrence. Et là, impossible d’éviter la figure tutélaire de Sun Tzu, ce stratège militaire dont le traité, l’Art de la guerre, est devenu, en Occident, aussi célèbre que le Prince de Machiavel.
C’est presque avec jubilation que je présentai la photo du maître. Au moment de prononcer son nom, je m’attendais à voir apparaître une vague d’assentiment sur les visages. Mais non. Rien. Pas la moindre expression. Devant moi, j’observais des faciès aussi impénétrables que ceux dépeints par Hergé dans Tintin et le Lotus Bleu.
J’insistai. Dans un grand élan de naïveté et de prétention mêlées, je m’avançai vers mon auditoire. Je pris les stagiaires à parti. J’évoquai en quelques mots la biographie de Sun Tzu. Mes maigres connaissances de l’histoire chinoise y passèrent. Les Royaumes Combattants… Les 36 stratagèmes… Je bafouillais, m’étonnais, questionnais de la voix comme du regard. Face au silence accablant de l’audience, je me retournai et me dirigeai dépité vers le pupitre.
C’est en me retournant à nouveau vers mon public que je découvris qu’une jeune femme répondant au doux prénom de Mia s’était levée. Je l’invitai à prendre la parole. Elle affirma alors : « Monsieur, j’espère que vous savez que pour nous, l’histoire commence en 1949. »
Avec cette petite phrase dont je ne sais toujours pas évaluer à quel degré il fallait la prendre, je me retrouvai confronté à un précipité de subtilité extrême-orientale. Le sens immédiat se dissolvait dans sa propre absurdité pour ouvrir un champ presque infini d’interprétations.
Je savais déjà que le rapport au temps en Chine était bien distinct de celui que nous pouvons avoir en Occident. Simon Leys, ce penseur aussi délicat qu’érudit avait résumé de façon très éclairante cette différence de vue : « Certaines cultures n’ont pas d’histoire. Peut-être n’en sont-elles que plus heureuses – mais c’est difficile à dire, puisque d’ordinaire nous oublions de leur poser la question avant de les anéantir. Certaines cultures ont une histoire linéaire, comme la nôtre par exemple. […] D’autres peuples encore, comme les Chinois, semblent avoir une histoire cyclique. »
Un histoire cyclique ?
Le comportement de Mia me suggérait plutôt que l'histoire de Chine comprenait des ruptures dirimantes, des moments d'oubli délibéré tissés dans la trame d'un continuum d'où se dégage, en filigrane, une fierté inébranlable d'appartenance à une collectivité.
C'est fou ce qu'une toute petite histoire peut dire de la Grande Histoire multi-millénaire d'un pays comme la Chine !
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