Récemment, en parcourant le blog de Tomasz Tunguz, je tombe sur un article intéressant évoquant les trois niveaux de pratique du management. En son sein, une très belle citation posée là pour illustrer la différence entre "management" et "leadership" :
“If you wish to build a ship, do not divide the men into teams and send them to the forest to cut wood. Instead, teach them to long for the vast and endless.”
Je m'efforce de la traduire et cela donne quelque chose comme : "Construire un navire, ce n'est point répartir les hommes en équipes et les envoyer couper du bois. C'est leur enseigner la vastitude et l'infinitude du grand large."
A première vue, je suis plutôt satisfait de moi. Pourtant, je me dis qu'il manque quelque chose. Le sens est là. Mais, en passant de l'anglais au français, je décèle une relative aridité dans la formulation.
Alors, comme je suis d'un naturel curieux, je clique sur l'hyperlien.
Je découvre alors que cette citation est attribuée à Antoine de Saint Exupéry. Elle proviendrait du livre "Citadelle", publié à titre posthume en 1948.
Et là, c'est un choc. Le texte est si beau, si poétique. Le vocabulaire est si riche, le champ sémantique si ouvert que j'en ai presque eu une larme aux yeux.
Voici la phrase originelle de Saint Ex :
"Celui-là tissera des toiles, l’autre dans la forêt par l’éclair de sa hache couchera l’arbre. L’autre, encore, forgera des clous, et il en sera quelque part qui observeront les étoiles afin d’apprendre à gouverner. Et tous cependant ne seront qu’un. Créer le navire ce n’est point tisser les toiles, forger les clous, lire les astres, mais bien donner le goût de la mer qui est un, et à la lumière duquel il n’est plus rien qui soit contradictoire mais communauté dans l’amour."
Mais passé le moment d'émotion, la colère m'envahit.
Je me demande alors comment, par quel jeu de réduction et d'appauvrissement, le texte d'origine a pu se trouver amputé de sa beauté. Est-ce en raison de sa dimension poétique ? Est-ce à travers le passage du français à l'anglais ?
Quelle que soit la cause de la perte, il y a perte. Et cette perte est scandaleuse car elle est trahison de l'intention de l'auteur.
Ma conviction dans la nécessité vitale de préserver la langue des affadissements imposés par la prééminence inexorable d'un anglais lui-même châtré n'en est que renforcée. Car non, je ne serai jamais "confortable" avec les solécismes, barbarismes et autres réductions de sens que, par snobisme ou ignorance, nous nous imposons nous-mêmes dans un élan de servitude volontaire que le bon Etienne de la Boétie ne désavouerait certainement pas.
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