Le mois dernier, j'ai eu le plaisir de passer une petite semaine avec ma belle dans la ville de Naples.
Avant de partir, j'avais repéré la présence dans la ville de trois tableaux de Caravage, dont le martyre de Sainte Ursule, considéré comme la dernière oeuvre du peintre, quelques semaines à peine avant qu'il ne soit retrouvé mort sur une plage de Porto Ercole.
Le martyre de Sainte Ursule est le joyau du palais Zevallos Stigliano. Quand je me retrouvai devant le tableau, je ressentis une forte émotion teintée de confusion.
Mon regard fut d'abord porté sur les mains de la sainte. Elles délimitent avec délicatesse la plaie d'où s'échappe le sang de la vie échangé en préservation du sang de la virginité refusée. La rougeur de l'hémorragie est à peine perceptible ; le trait meurtrier est à peine visible. C'est pourtant à cet endroit que le drame se noue ; c'est le centre du tableau, le point focal de l'intrigue, comme le confirment le regard insistant du roi, celui, incrédule de la sainte et celui, insondable, du soldat à droite de la scène, représenté de trois-quarts.
La sainte à un visage pâle, livide. Son teint d'albâtre trahit la vie qui s'en va et le travail de la mort, déjà à l'oeuvre après que la flèche meurtrière adressé par le roi des Huns est venue s'enticher dans les chairs inviolées de la jeune femme.
Mais d'où vient cette flèche ? Il nous suffit de remonter le temps en déplaçant notre regard vers la gauche pour aller de l'effet à la cause. Nous découvrons alors la main du roi des Huns, qui vient tout juste de lâcher la corde bandant l'arc.
Cette main n'est pas innocente. Elle porte la culpabilité de la mort donnée. Le regard insistant du personnage central du tableau, la fixant avec intensité, nous avertit qu'elle porte un message allant au-delà du geste qu'elle vient d'accomplir.
Alors oublions un instant les regards et intéressons-nous aux mains, trop souvent assignées à réaliser les basses besognes nées de notre vilenie ou de notre turpitude. En partant de la main droite du roi, sur la gauche du tableau, tirons un trait à notre tour vers la main du soldat située à sa droite. Une première surprise apparaît. Sur la ligne droite des mains de tueur, deux autres mains apparaissent : la main gauche du roi des Huns accrochée à l'arc et celle du personnage central portant le galure à bords large d'un pèlerin. Cette main traduit le désir d'interposition.
Maintenant que nous sommes arrivés au gant du soldat, je vous invite à suivre le chemin de lumière qui coudoie sur son bras armuré. Après le virage, le chemin se perd vers la partie supérieure du tableau, où il rencontre le haut d'un bâton.
Descendons désormais en suivant ce bâton. Nous tombons sur une nouvelle main, crispée autour de son support.
Comme collée à cette main, apparaît le visage jaune d'un homme sans âge. L'ensemble de la main et du visage, dans une expression d'abandon mortel, évoque la tête d'un pendu qui aurait expurgé de toute trace de sang en raison du serrement du gibet. Encore une fois, la mort à l'oeuvre.
L'impression est renforcée en considérant que la tête de l'homme se situe dans le prolongement exact du corps de la sainte. En prolongeant l'illusion, c'est un peu comme si ce n'était plus la vierge qui recevait le trait dans ses entrailles, mais bien l'homme.
Alors qui est cet homme ?
Il apparaît de nombreuses fois dans les oeuvres du Caravage. Vous le retrouverez dans un autre martyre, celui de Saint Matthieu à l'église Saint Louis des Français à Rome ou encore dans l'arrestation du Christ conservé à la Galerie nationale d'Irlande à Dublin. Même visage, même position en retrait. Si ce n'est que cette fois, ce personnage n'est plus un simple figurant ; ici il devient partie prenante du drame qui se joue. Quant à son identité, il s'agit ni plus ni moins que du Caravage lui-même.
Et ici, comme pour conjurer un sort qu'il sent aussi proche qu'irréductible, le peintre a mis en scène sa propre mort.
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PS : Ce billet a aussi été publié sous le titre "Le dernier tableau" sur mon blog personnel et vous pourrez le trouver ici.
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