En 1994, Ray Anderson a tous les attributs du héros « made in USA ». Parti de rien, il a pris la tête d’une société – Interface- spécialisée dans la moquette et en a fait le leader mondial. Interface est cotée en bourse et les chiffres affichés sont superbes.
Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes, jusqu’au jour où, l’été venu, il reçoit une note manuscrite des mains d’un responsable du département recherche, Jim Hartzfeld. Cette note contient une simple question, posée quelques jours auparavant à un commercial d’Interface opérant sur la côte ouest : « Certains de nos clients veulent savoir ce que nous faisons pour l’environnement. Que dois-je leur répondre ? »
Cette note ne surprit pas Ray Anderson. Il était déjà au courant de l’existence de clients s’inquiétant du peu d’attention qu’Interface portait à la protection de l’environnement. On lui avait même rapporté qu’un de ces clients avait déploré à haute voix que pour tout ce qui se rapportait aux questions environnementales, « Interface n’y comprenait goutte ».
« Mais qu’y avait-il à comprendre ? », se demandait Ray Anderson. Après tout, en sa qualité de PDG, il avait toujours veillé à ce que la société respecte scrupuleusement les règlementations en vigueur et qu’elle soit à 100% de conformité avec les exigences du législateur.
Pourtant, Jim insista auprès de Ray. « Pourquoi ne pas organiser un groupe de travail sur la question ? », suggéra-t-il. Et Ray de rétorquer en pensant évacuer le sujet : « Excellente idée ! Faisons cela. »
Pourtant, Jim ne semblait pas complètement satisfait. Il restait là sans bouger. Il ajouta même : « Entendu. Maintenant, ce qui serait bien, c’est que vous fassiez le discours de lancement des activités de ce groupe de travail en indiquant clairement votre vision des choses sur la question environnementale…» Sans trop savoir ce à quoi cela l'engageait, Ray accepta. La réunion de lancement fut fixée au 31 août 1994.
Intérieurement, il se demandait bien ce qu’il allait pouvoir dire durant le discours inaugural. Le fait de suivre à la lettre la règlementation en place n’était-il pas suffisant ? Que fallait-il rajouter ?
C’est alors que – comme sous l’effet d’une force extérieure que d’aucuns attribuent au concept de sérendipité – Ray tomba sur l’histoire des rennes de l’île de Saint Matthieu, extraite du livre « The Ecology of Commerce » de Paul Hawken.
Voici l’histoire.
A la fin de la deuxième guerre mondiale, en 1944, les gardes côtes américains avaient décidé de créer un poste de surveillance radio avancé dans l’île Saint Matthieu, là-haut, tout au nord, près du détroit de Béring, qui sépare le continent américain du continent asiatique.
L’île Saint Matthieu est un esquif de pierre inhabité dans les eaux glaciales du grand nord. Battue par les vents froids, son relief est recouvert d’un lichen épais et de buissons touffus de saules nains. Le climat y est épouvantable. Les tempêtes incessantes rendent l’accostage des bateaux de ravitaillement souvent impossible. C’est au vu de ces conditions météorologiques détestables que l’armée américaine imagina qu’il fallait procurer une source d’approvisionnement alimentaire de proximité pour satisfaire les besoins de la petite équipe de garde-côtes assignée à résidence sur l’île.
29 rennes furent introduits sur l’île[1]. Pour eux, c’était le paradis : de la nourriture en abondance et pas le moindre loup, ours ou prédateur quelconque à craindre.
Nous sommes maintenant 12 années plus tard. La guerre est finie depuis belle lurette et la petite base de surveillance a été laissé à l’abandon. Le chercheur, qui avait calculé le nombre optimal de rennes à introduire sur l’île pour subvenir aux besoins en protéines animales des garde-côtes sans fausser l’équilibre écologique ambiant, décide de faire un tour sur Saint Matthieu pour voir ce qu’il est advenu des rennes. La population des cervidés est passée de 29 à 1.350 individus, soit à peine moins que ce qu’il avait établi comme l’effectif maximal que l’île pouvait supporter. Les rennes sont gros et gras et paraissent en parfaite santé. Ça et là, il remarque que le lichen est moins abondant ou moins fourni qu'auparavant, mais il n'y a vraiment pas de quoi s'inquiéter.
En 1963, il revient une nouvelle fois à Saint Matthieu. Et là, quelle n’est pas sa surprise quand il découvre que les rennes ont littéralement envahi l’île. En l’espace de 6 ans, la population est passée à 6.000 têtes, bien au-delà de ce que l’île peut supporter en termes de capacité. Les massifs de lichen se font rares, de larges superficies de toundra sont aussi lisses qu'un crâne chauve. Vous pouvez vous en douter : les animaux n’ont plus l’air aussi sains et vigoureux qu’auparavant.
Notre chercheur revint trois ans plus tard, en 1966. L’île était méconnaissable. Les massifs de saule étaient désormais absents. Les derniers tapis de lichen avaient disparu. Ça et là, il put observer la présence de quelques rennes faméliques. Au total, il dénombra 42 têtes : 41 femelles et 1 mâle stérile. Le petit contingent était condamné à la disparition.
Que s’était-il produit ?
D’un point de vue biologique, nous étions en présence d’un cas bien connu de sur exploitation des ressources disponibles, ce que les Américains appellent « overshoot ». La population des rennes était allée bien au-delà de ce que la petite île pouvait décemment supporter en termes de capacité alimentaire. Après les années de rennes gras, étaient venues celles de rennes maigres, jusqu’à ce la population s’effondre brutalement, jusqu’à extinction.
Après la lecture de cette histoire, Ray était comme sonné. Il y avait vu une métaphore ce qui pourrait advenir à l’humanité si elle continuait à exploiter les réserves disponibles sur notre planète au-delà de toute décence.
En posant le livre, Ray repensa à son activité[2]. Il repensa au paradigme mental sur lequel il avait fondé la réussite de son entreprise : extraire (des ressources), fabriquer et vendre (des produits), rejeter (des déchets).
Ce fut comme une épiphanie : tout ce sur quoi il avait fondé son succès s’apparentait à un comportement de brigand.
Il se fit cette réflexion[3] : « Je me suis vu comme un pilleur, un destructeur de la terre, un voleur s’accaparant le futur de mes petits-enfants. J’ai pensé alors, mon Dieu, un jour, ce que je fais sera illégal. Un jour, les gens comme moi seront envoyés en prison. »
Une question embarrassante suivie d'une histoire éclairante. Il n'en fallait pas plus pour que Ray Anderson change radicalement sa façon de penser la question environnementale. A compter de cette date, Interface, l'entreprise qu'il dirigeait, s'engagerait dans un combat sans merci pour réduire son empreinte écologique tout en maintenant sa performance économique.
A méditer...
--
Notes :
[1]Voir l’article d’Elise Costa publié dans Slate le 13 juillet 2017.
[2]Voir sur ce point la présentation donnée par Ray Anderson lors d’une conférence TEDx. C’est ici.
[3]Traduction de votre serviteur de la phrase extraite du livre de Ray Anderson « Confessions of a Radical Industrialist » : ‘‘I stood indicted as a plunderer, a destroyer of the earth, a thief of my grandchildren’s future. And I thought, My God, someday what I do here will be illegal. Someday they’ll send people like me to jail.” (page 14)
Commentaires