On a beaucoup glosé sur la façon dont Jeff Bezos et son équipe de direction conduisent les réunions. Jeff Bezos a annoncé publiquement que l’utilisation de PowerPoint avait été bannie au sein de la société et que chaque réunion commençait par la lecture d’un mémo de 6 pages que chaque participant devait lire et absorber durant 30 minutes avant que ne commence la discussion.
Et pourquoi pas ?
Pour autant, si vous êtes du genre à vouloir imiter le style de management de Jeff Bezos au point de prohiber l’utilisation de PowerPoint et de remplacer l’utilisation des diapositives par celle de mémos de 6 pages, il importe de surveiller comme le lait sur le feu l’élément le plus fragile et subtil au cœur de la construction du mémo, j’entends, le récit, l’histoire, ou ce que les Américains appellent le narrative.
Plongeons-nous dans l’art et la manière de rédiger un bon récit. Et en premier lieu, intéressons-nous aux raisons qui ont amené Jeff Bezos à adopter cette approche.
En réalité, cela fait longtemps – précisément depuis 2004 – que Jeff Bezos a décidé d’éviter l’utilisation de PowerPoint lors des réunions qu’il a avec son équipe de direction. Et ce pour une bonne raison. Il y a quelques années, Brad Porter, le directeur en charge de l’activité robotique a cité Bezos sur ce point :
« Traditionnellement, les réunions commencent avec une présentation. Quelqu’un se pointe devant l’audience et se met à dérouler un jeu de diapositives souvent au format PowerPoint. De notre point de vue, la quantité d’information échangée est minimale. En revanche, vous êtes submergés de quantité de bullet points. Ce mode de présentation est plaisant pour le présentateur, déplaisant pour l’audience. C’est pourquoi de notre côté, nous avons pris le contre-pied de cette approche en mettant en exergue l’utilisation de mémos de 6 pages… Dès que vous vous pointez avec une présentation PowerPoint, vous êtes interrompu. Si, en revanche, pour vous armez de patience et lisez le mémo, pour peu que vous ayez une question en page 2, il y a toutes les chances pour que vous trouviez la réponse à votre question en page 4. »
Et voici le courriel que Bezos a adressé en 2004 à son équipede subordonnés directs pour expliquer le pourquoi du comment :
... soit, en bon français :
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Objet : A partir de maintenant, il n’y aura plus de présentation PowerPoint lors des réunions de direction
Voici quelques précisions pour comprendre le « pourquoi » de cette décision.
Ce n’est pas tant de la communication écrite textuelle que nous recherchons. Ce que nous recherchons, ce sont des textes bien structurés sous la forme de récits. S’il prenait à quelqu’un de structurer son texte sous Word sous la forme de tirets ou d’alinéas, cela serait tout aussi mauvais que sous PowerPoint.
La raison pour laquelle l’écriture d’un mémo de 4 pages est plus difficile que la « rédaction » d’un jeu de 20 diapositives sous PowerPoint, c’est que, pour qu’un mémo soit de qualité, il importe que sa structure narrative ait été bien pensée, que les idées clés aient fait l’objet d’un effort de priorisation préalable et qu’une attention ait été portée à leur articulation.
Les présentations de type PowerPoint offrent trop souvent à leur auteur la possibilité de dissimuler les idées clés, d’aplanir les points d’importance et de passer sous silence la façon dont les idées sont connectées les unes aux autres.
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Tous ces points ont été portés à l’attention générale lorsque Amazon a rendu public le rapport annuel de l’exercice 2017, avec en prime une lettre aux actionnaires explicitant l’utilisation du mémo de 6 pages. La lettre comprend aussi l'évocation d'une belle histoire sur l’utilisation de cette forme de communication comme moyen d’apprentissage et d’amélioration continue. Malheureusement, je n'ai pas réussi à mettre la main dessus. Quoi qu'il en soit, ce mode de formulation indique combien Bezos et ses responsables de la communication maîtrisent l’art et la manière d’utiliser les histoires.
La plupart des mémos ont toutes les chances d'être pauvres sur le plan de la construction
Les commentaires trouvés sur le web sur le mémo de 6 pages mettent l’accent sur le volet relatif à la conduite des réunions. Ils mettent en évidence le temps requis pour créer ces mémos, comment la notion d’autorité est diluée, tout comme la nécessité de disposer de données de qualité dans les annexes pour étayer les points clés du mémo. Aucun de ces commentaires ne mentionne toutefois quelle est la structure narrative que Bezos souhaite voir adoptée dans ses mémos.
Je crois qu’il y a deux raisons qui expliquent pourquoi la structure narrative fait défaut :
- L’expression ‘structure narrative’ est peu explicite pour la plupart d’entre nous.
- Beaucoup parmi nous ignorent ce qui distingue une histoire prenante ou un récit bien monté.
Quelle est l’importance du récit ?
En tant qu’êtres humains, nous adorons établir des connexions pour faire face aux incertitudes du futur. Nous nous efforçons sans cesse de donner du sens à ce qui se passe maintenant en le passant au crible de notre expérience, puis nous en déduisons ce qui surviendra. Nous échafaudons de causalité (parfois tirés par les cheveux) pour donner du sens tout ce qui nous entoure. Cette faculté nous aide à nous projeter dans le futur.
Cet exercice de projection dans le futur devient encore plus difficile dans de grandes sociétés complexes, à l’image et de la taille d’Amazon. Pour autant, les dirigeants de la société se doivent de prendre des décisions engageant l’avenir de la société ; ils s’appuient sur leur propre expérience et agrègent aussi celle de leurs collègues lorsqu’ils rédigent les fameux mémos de 6 pages. Avec un peu de chance, le mémo illustre les relations de causes à effets autour de ce qui se passe, les forces en présence, la position concurrentielle, autant de choses indispensables pour anticiper et choisir une direction.
Or, il se trouve que ces connexions causales sont mises en valeur dès qu’elles sont présentées sous la forme d’une histoire, d’un récit.
Un récit rend compte d’une série d’événements, s’impactant mutuellement. Le type d’expressions qui ressortent sont « Laissez moi vous raconter… », « A cause de cela… », ou encore « Désormais… ». Le récit devient le réceptacle de ce qui se passe et de ce qui est susceptible d’advenir. Il incorpore aussi les opinions et les points de vue des personnes en présence ; des expressions comme « Je considère que… » ou « Je recommande… » y sont communes.
Sans l’ossature du récit, vous ne disposez guère que d’une séquence de faits et d’opinions déconnectés entre eux. Leur assemblage n’offre pas de cohérence d’ensemble.
La structure recommandée d’un mémo de 6 pages.
Voici un exemple de structure narrative simple susceptible d'aider à la rédaction et à la compréhension d'un mémo :
Dans le passé, c’était comme ça…
Jusqu’au jour où survint…
Désormais, nous devrions faire cela…
De telle sorte que le futur ressemble à cela…
Comme vous pouvez le constater, il s’agit d’une structure narrative d’une simplicité biblique. Pour autant, elle vous aidera à expliquer la nature de vos objectifs, comment ces derniers trouvent leur origine dans une réalité passée, quels moyens devraient être mis en œuvre pour les atteindre et, enfin, à quoi le futur ressemblerait, une fois les objectifs atteints.
Il s’agit aussi d’une structure narrative apte à recueillir et à mettre en lumière l’ensemble des idées et des données nécessaires à la réalisation d’une analyse coûts-bénéfices, ou ce que nous appelons aussi, dans notre tropisme toujours plus prononcé pour les expressions anglo-saxonnes, l’établissement du « business case ».
Trop souvent, lorsque j’évoque le terme “histoire” ou “récit” autour de moi, mon auditoire pense qu’il s’agit de quelque chose de léger, où l’anecdotique l’emporte sur le sérieux, où le sens de la jolie formule supplante l’effort de collecte et d’analyse des données, où la rhétorique oblitère les considérations d’ordre économique ou stratégique.
C’est tout le contraire qui se produit : une histoire constitue le réceptacle idéal pour donner du sens aux données. Voire, données et récit se répondent en écho dans un entrelacs dialectique où les deux aspects se renforcent mutuellement pour éclairer une situation.
A ce propos, n’avez-vous jamais remarqué combien, dans un contexte de communication d’entreprise, les meilleures histoires étaient truffées de faits et de détails ?
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