En général, les manipulateurs excellent dans l'art de présenter un futur aux contours rayonnants. Ils ont ce talent de faire croire à des lendemains radieux où les obstacles du présent se trouvent gommés, relégués au rang de mauvais souvenir. Les histoires qu'ils racontent sont des projections sublimes dans le futur. Leur carburant, c'est le désir secret des auditeurs de vouloir croire à un demain meilleur. Entrent dans cette catégorie de manipulateurs les politiciens sans imagination, les vendeurs à la petite semaine et les mythomanes invétérés.
Mais il existe une forme plus subtile de manipulateurs : ceux qui, au lieu de présenter un futur de rêve, s'attachent à noircir le présent. Ceux-là auront l'intelligence de faire émerger des failles dans le quotidien de leurs proies, pour que ces dernières se construisent toutes seules le récit horrifié des implications négatives. Ce n'est qu'à cet instant, une fois que leurs victimes auront bâti leur propre récit et auront décidé de la nécessité de changer, qu'ils offriront leur service, le cas échéant, pour les guider sur le chemin de la résolution et retrouver le confort d'un quotidien restauré après avoir été souillé. Ici, point de lendemains qui chantent, juste un "retour à la normale".
Dans Parasite, le dernier film de Bong Joon-ho, lauréat de la Palme d'Or 2019 à Cannes, deux illustrations spectaculaires de ce phénomène d'assombrissement du présent sont mises en scène.
Un petit rappel tout d'abord pour celles et ceux d'entre vous qui n'auraient pas vu le film.
En une phrase, Parasite, c'est l'histoire d'une famille pauvre et au chômage, les Ki-taek, qui réussit à s'immiscer dans le quotidien d'une famille richissime, les Park. Progressivement, tous les membres de la famille Ki-taek vont jouer un rôle au service de la famille Park : le fils devient le tuteur de la fille Park pour lui enseigner l'anglais, la fille s'invente thérapeute par le dessin pour accompagner le fils Park, hanté par la présence de fantômes dans la maison, le père devient le chauffeur personnel et la mère prend la place de la bonne à tout faire.
Mais pour réussir leur coup de se faire embaucher à tour de rôle par la famille Park, les Ki-taek font assaut de ruse et de perversité, notamment à deux reprises.
Un soir, à la nuit tombée, alors que la jeune fille Ki-taek vient de terminer sa séance de psychothérapie par le dessin avec le jeune fils Park, le père s'émeut de voir la jeune fille rentrer chez elle dans l'obscurité. Il lui propose d'utiliser son chauffeur particulier pour la ramener chez elle. La jeune fille accepte volontiers. Comme elle est jeune et jolie, le chauffeur l'entreprend gentiment tout en la conduisant sur le chemin de sa maison. La jeune fille joue alors les vierges effarouchées et offusquées. Toute à son dégoût, elle exige du chauffeur qu'il la laisse à la gare. Un silence gêné s'installe dans la voiture luxueuse de M. Park. La jeune fille, assise à l'arrière, à la place habituelle occupée par M. Park, enlève alors sa petite culotte et la glisse sous le siège de devant.
Lorsqu'il s'installe à nouveau dans sa voiture, M. Park ne manque pas de trouver la petite culotte. La conclusion s'impose à lui : son chauffeur a lutiné une belle à la place même où lui-même est assis. L'idée lui est insupportable. Sa décision est irrévocable : le chauffeur est viré. Et comme M. Park s'ouvre de sa déconvenue à la jeune fille Ki-taek, elle lui propose négligemment le numéro d'une agence d'intérim spécialisée dans les chauffeurs. M. Park appelle. Au bout de la ligne, vous l'aurez compris, pas d'agence. Juste Mme Ki-taek qui prend sa plus belle voix de réceptionniste aguerrie et indique qu'elle envoie incontinent son meilleur chauffeur disponible au domicile de M. Park. Le père Ki-taek fait son entrée dans le monde des Park.
La deuxième histoire est encore plus croquignolette. A ce stade du film, trois membres de la famille des Ki-taek sont employés par les Park : le fils, en qualité de précepteur, la fille psychothérapeute et le père en guise de chauffeur. A force de côtoyer les Park et leur domesticité, ils ont appris bien des choses. Et notamment, le fait que la dame employée à plein temps pour s'occuper de l'entretien de la maison et officier en guise de nounou des enfants fait une allergie sévère à certains fruits et plus particulièrement la pêche. Ça ne fait ni une ni deux. A peine ont ils découvert cela, que les Ki-taek se mettent à presser des pêches pour en extraire le jus, le diluer puis le verser dans un brumisateur portable.
Munie de ce brumisateur, la fille Ki-taek ne manque pas de passer dans le dos de la fidèle employée de maison pour vaporiser l'essence à base de pêche sur sa victime. La réaction ne se fait pas attendre : cette dernière est immédiatement accablée d'une toux inextinguible suivie d'éternuements en pagaille. La consommation de Kleenex s'envole et la maîtresse de maison, Mme Park, s'émeut. Mais le coup de grâce vient quand M. Ki-taek verse du concentré de tomate sur des mouchoirs jetés par la bonne dans la poubelle de la cuisine. Mme Park ne manque pas de découvrir ces Kleenex couleur rouge sang. Le sien ne fait alors qu'un tour. Elle s'imagine aussitôt que sa fidèle employée vient de contracter une tuberculose. Cela est d'autant plus crédible, que le chauffeur aura pris le soin d'évoquer à son employeur la recrudescence de cette maladie, longtemps considérée comme éradiquée. Et qui dit tuberculose dit maladie contagieuse. Or, la femme de ménage-nounou a coutume de déborder d'affection pour les enfants Park. Le mère imagine alors, horrifiée, ses enfants contaminés... L'idée la dévaste. Elle renvoie la fidèle employée. Le champ est libre pour que la mère Ki-taek fasse son entrée dans le giron de la famille Park.
Dans les deux cas de figure, la manipulation des membres de la famille de pauvres n'a pas consisté à vanter leurs mérites pour se faire embaucher. Elle a résidé dans le fait de rendre la situation présente des Park inacceptable en leur donnant des raisons en béton pour se débarrasser de leurs employés de toujours. Au lieu de rosir le futur, ils ont noirci le présent. Et en noircissant le présent, ils n'ont même pas eu besoin de donner du futur une vision radieuse. Une fois leur forfait accompli, il leur a suffi de proposer, à travers leurs propres membres, des personnes "sérieuses" susceptibles de remplacer avantageusement les personnes destituées.
Les quotidiens qui "craignent" forment des motivations d'action plus puissantes que les lendemains qui chantent. Moins oniriques, moins enthousiasmantes ou romantiques, certes, mais tellement plus engageantes.
Voilà, en tout cas, la leçon que j'ai apprise en suivant l'étonnante histoire de Parasite.
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