En me rendant aux Açores cet hiver, je m’étais mis en quête des traces de la mythique Atlantide, cette île mythique évoquée par Platon dans deux de ses Dialogues, le Timée puis le Critias. Pourtant, au bout de quelques jours, je devais déchanter. Certes, je me trouvais bien au-delà des Colonnes d’Hercule. La mer, d’une puissance jamais vue jusque-là, pouvait me laisser penser que nous étions placés sous la haute autorité de Poséidon. Enfin, la présence d’innombrables caldeiras volcaniques rendait plausible l’hypothèse d’un engloutissement dans les flots. Mais au-delà de ces caractéristiques topographiques ou géologiques, rien – mais alors vraiment rien – ne me renvoyait à la Grèce.
Jusqu’au dernier jour, où, sur l’île de Terceira, en trois situations aussi inattendues qu’improbables, la présence de la Grèce antique et de ses mythes se manifesta avec force.
Il y eut tout d’abord la visite matinale de la maison natale de Vitorino Nemésio Mendes Pinheiro da Silva, dans la bonne ville de Praia da Vitória, mieux connu sous la forme abrégée de Vitorino Nemésio. La sonorité de ce Nemésio aurait dû m’alerter. N’y avait-il pas là une étrange parenté avec Némésis, la déesse ambiguë de la restauration des équilibres, sorte de Kali grecque, punissant avec violence ceux ou celles qui auraient succombé à l’exubérance, à la démesure, à l’outrance : l’hubris ?
Il y eut ensuite cette escale impromptue dans le village de pêcheurs de São Mateus da Calheta. Sur le blason de la cité figure un cachalot de couleur amarile. En me baladant sur le port, sous une pluie battante, je tombai sur un musée miniature de la pêche à la baleine. Je rentrai. Dedans, deux hommes m’accueillirent et m’invitèrent sans un mot à découvrir le lieu. A l’étage, je découvris la pratique de cette pêche à haut risque. Une dizaine d’hommes sur une barque plate s’approchent le plus possible du cétacé. Quand ils ne sont plus qu’à un jet de pierre de l’animal, le harponneur, debout à la proue de l’embarcation, lance l’arme à la force de son bras dans cette partie charnue du corps située avant la queue.
C’est le moment de tous les dangers. Un coup de queue violent du cétacé et c’est l’embarcation qui vole dans les airs condamnant les marins à une mort quasi certaine. Mais même si le coup de harpon a été réussi, la baleine s’enfonce alors tout droit dans les fonds marins, emportant derrière elle l’embarcation qui lui est désormais rattachée par un filin d’acier. Un homme se tient prêt à couper le filin à tout moment s’il s’avère que l’animal plonge trop profondément et risque de couler l’embarcation. Puis, les choses se calment un instant. La baleine perd son sang à gros bouillon et ce dernier remonte à la surface sous la forme de tourbillons vermeils. On dit alors que la baleine fleurit, par analogie phonétique avec le terme anglais flurry, évoquant l’agitation, le tourbillon, justement. Quand, après avoir perdu tout son sang, l’animal épuisé meurt, son cadavre monstrueux remonte à la surface où il restera là à flotter. L’équipage n’aura plus alors qu’à le tirer jusqu’au port avant de le débiter pour son huile si précieuse.
C’est en redescendant au rez-de-chaussée que je la remarquai. Affichée au mur, juste au-dessus de trois embarcations baleinières figurait cette citation :
Há três tipos de homens: os vivos, os mortos e os que andam no mar.
Il y a trois types d’hommes : les vivants, les morts et ceux qui vont en mer.
Et en guise de signature : Platão, Platon[1].
Tout à la méditation de ces deux rencontres et désespéré par une pluie qui n’en finissait pas, je décidai de rentrer vers mon hôtel à Praia. Une fois n’est pas coutume, j’allumai la radio. Après plusieurs tentatives pour capter correctement une station, je tombai sur la rediffusion d’une conférence du comique Ricardo (Artur de) Araújo Pereira au titre aguicheur : le rire et la peur.
L’humoriste commence son intervention en nous rappelant l’histoire bien connue de Persée combattant Méduse. Sa thèse est la suivante. Face à l’ennemi, la peur nous fait fermer les yeux et nous replier sur nous-mêmes pour nous protéger. Nous faisons bouclier de notre propre corps. Mais quand les propriétés défensives du bouclier sont conjuguées à celles du miroir, quand nous pouvons voir notre ennemi sans avoir à supporter son regard, alors nous nous trouvons en possession d’une arme offensive de tout premier ordre. Quelle est la fonction du miroir ici ? Elle renvoie l’image mais en inversant les rapports de symétrie. Et comme le miroir se trouve être de forme convexe puisqu’il épouse la forme du bouclier, nous nous trouvons devant un miroir déformant, grossissant la forme réfléchie au point de la rendre… risible. A ce stade, je pense que vous me voyez venir : une arme défensive consistant à intervertir les proportions et à déformer la réalité, voici une excellente définition de l’humour. Persée décapitant Méduse avec son bouclier-miroir n’est autre qu’une représentation imagée de l’humour comme viatique pour défaire la réalité quand cette dernière apparaît effroyable ou monstrueuse.
Voici l’humour, arme du faible pour s’affranchir de la force brutale. C’est cet humour qui va permettre d’inverser les rapports de force et nous libérer du pouvoir pétrificateur de qui détient le pouvoir. En nous évitant de devenir pierre, l’humour nous aide à nous maintenir humains contre vents et marées – et Dieu sait qu’ils sont puissants aux Açores.
Mieux : l’humour et le rire nous aident à avancer quand tout semble perdu. Après avoir développé sa thèse autour de la figure de Méduse, Ricardo Araújo Pereira embraye sur un autre mythe, celui de Déméter, la déesse de l’agriculture et des moissons, quand cette dernière se fait enlever sa fille Perséphone, par Hadès, le dieu du monde souterrain. Désespérée de ne pas trouver sa fille, épuisée par sa recherche, Déméter s’assoit sur une roche (tiens, encore une pierre), près d’un puits appelé Callichore, la belle jeune fille. Cette pierre porte aussi un nom : Agélaste. Ce qui signifie, qui ne prête pas à rire, mot composé du privatif « a » et de « gelastos », risible). Le bon Rabelais a fait de ce mot un substantif, pour désigner une personne ne riant pas : un agélaste. On dit qu’il se méfiait comme de la peste de ce type d’engeance et qu’il aurait failli abandonner l’écriture à cause d’eux. Sachez que parmi les agélastes célèbres, nous comptons Isaac Newton (qui n'aurait ri qu'une seule fois dans sa vie), Staline, Margaret Thatcher ou le personnage créé par Buster Keaton au cinéma.
Mais revenons à Déméter. Elle est là, prostrée sur sa pierre Agélaste, abandonnée à la tristesse d’avoir perdu sa fille Perséphone. Comment retrouve-t-elle le courage de reprendre ses recherches ? Grâce à l’arrivée inopinée de Iambé/Baubo, les deux femmes étant le plus souvent interchangeables dans la mythologie grecque. Iambé/Baubo désireuse de redonner courage à Déméter s’adonne à un spectacle grotesque et va jusqu’à montrer son cul ou ses parties intimes (qui sait au juste ?) à la déesse affligée. Cette dernière éclate de rire. Et avec le rire, vient la force de reprendre les recherches et de retrouver Perséphone, emportée par l’infâme Hadès en enfer pour en faire sa femme.
Tout ragaillardi par cette intrusion joyeuse de la Grèce antique dans la grisaille açoréenne, je repensais à l’ouvrage clé de Vitorino Nemésio, Gros temps sur l’archipel, dont j’avais pu voir des pages manuscrites le matin même à la maison natale de l’auteur. Toute l’intrigue tourne autour d’une jeune femme, Margarida Clark Dulmo, qui ne sait à qui donner son cœur entre João, l’amoureux timide, Roberto, qui lui fait miroiter la grande vie londonienne et André, qu’elle finit par épouser sans être éprise.
Avant de s’appeler « Gros temps sur l’archipel », le titre de la traduction française du livre était « Le Serpent aveugle », en allusion à une bague étrange que porte Margarida tout au long de ses péripéties. A la fin du livre, l’héroïne, récemment mariée à André, jette la bague à la mer par dépit d’avoir perdu les deux émeraudes représentant les yeux du l’anneau-serpent. Cette image, m’a rappelé le mythe bien connu de l’ouroboros – je ne m’y étendrai pas – mais surtout l’histoire de Polycrate et de son anneau. Prince de Samos à qui tout a réussi, Polycrate est conscient d’avoir été porté par la chance. Afin d’éviter un revers de fortune et sur l’avis d’un de ses conseillers, il décide de donner en offrande à Némésis ce qu’il a de plus cher : son anneau incrusté d’une pierre précieuse. Il le jette à la mer. Cependant, quelques jours plus tard, un pêcheur prend dans ses filets un grand poisson qu'il considère comme digne de son souverain. Alors que les cuisiniers de Polycrate préparent le présent, ils y découvrent l'anneau et, tout heureux, l'apportent au tyran. Mais le message est dramatique : la renonciation consentie par Polycrate est refusée par Némésis. La déesse le condamne à une ruine totale pour expier une prospérité trop continue et une chance trop insolente. Au bout d’un parcours qui ira de Charybde en Scylla, il est dit que Polycrate mourra empalé.
Némésis, Platon, Méduse, Persée, Déméter, Perséphone, Iambé, Baubo, Polycrate… et tout cela en une seule journée sur l’île açoréenne de Terceira, alors que le temps était au gris et à la pluie.
Comment ne pas croire après que les Açores ne sont pas cette Nouvelle Athènes perdue au milieu de l’Océan Atlantique ?
--
[1] La citation est souvent attribuée à Aristote, plus qu’à Platon. Dans un cas comme dans l’autre, nous restons bien en Grèce.
Commentaires