
Cette semaine, je me suis rendu à l'exposition Garry Winogrand au Jeu de Paume. Au moment où je pénétrai dans le premier espace dédié aux années newyorkaises, dans les années 50, je notai la présence d'une voix forte qui couvrait de sa clarté lumineuse la sensation de bruits amortis rendue par le caractère clos du lieu. Ma première réaction fut d'agacement. Pourtant, ma curiosité prenant vite le dessus, je me rapprochai de la source sonore et découvris une jeune femme donnant des explications sur les clichés exposés à un groupe de jeunes gens dont j'apprendrai un peu plus tard qu'il s'agissait d'une classe de 1ère S dans le Val d'Oise.
J'écoutai.
Le cliché sur lequel s'attardait la présentatrice fait partie de la liste des photos emblématiques de Garry Winogrand : une femme y rit à gorge déployée devant la vitrine d'un magasin d'habits pour homme.

La méthode employée par la jeune femme pour susciter l'intérêt et la participation des étudiants était tout empreinte de maïeutique socratique. Par un jeu de questions simples - " qu'est-ce que vous voyez ? ", " quelle est l'expression du personnage principal ? ", "où se situe le photographe ? ", " comment tient-il son appareil ? " - elle parvenait à faire rentrer les étudiants dans la danse. Les réponses fusaient, le plus souvent très pertinentes. Je notais au passage combien les jeunes aujourd'hui sont experts dans l'art de " lire les images ".
Après avoir demandé aux étudiants de décrire ce qu'ils voyaient sur le cliché, la jeune femme posa des questions de plus en plus précises : " Comment est le mannequin masculin ?" (sans tête), " Ne voyez-vous pas une tête dans la vitrine ?" (oui), " Qui est-ce ?" (Winogrand en train de prendre la photo", " où est-la tête par rapport au corps du mannequin ?" (pratiquement dans l'axe), "parlez-moi des habits de la jeune femme, du mannequin..." (robe blanche pour elle, costume sombre pour lui), "une robe blanche, ça vous évoque quoi ?" (le mariage).
Arrive alors le clou du questionnement : "Quelle histoire Winogrand a-t-il pu raconter à la jeune femme pour susciter son hilarité ?" Les élèves de 1ère se déchaînent : une invitation au mariage...

Je souris.
Mais je ne suis pas rendu côté surprise. Car ce n'était là qu'une première lecture du cliché. Et voilà notre jeune femme qui reprend le questionnement à zéro. "Que tient la jeune femme dans sa main ?" (une glace). "Comment est la glace ?" (sans boule). "Rappelez-moi comment est le mannequin." (sans tête). "Ne voyez-vous pas là une autre histoire possible que Garry Winogrand a pu raconter à son modèle avant de la prendre en photo ?" Là encore, les élèves jubilent ; chacun y va de sa version. Au bout du compte, tout le monde converge sur la mise en parallèle entre la glace sans boule et le mannequin sans tête, entre le cône et le tronc. Donner à voir, ce peut être aussi montrer en creux, souligner le vide, tout comme l'abessif en finlandais rend compte d'états bein particuliers de notre façon d'être au monde. Et entre les deux objets étêtés, la femme, grande dévoreuse de glaces et d'hommes. C'est bien sûr l'allégorie de la mante religieuse qui nous vient à l'esprit. Là encore, il y a de quoi susciter une belle hilarité, un beau rire d'... écervelée.

A ce moment, l'animatrice nous dit : "vous savez, Winogrand ne photographiait pas pour donner sa vision du monde à partager. Selon son propre aveu, il photographiait pour voir à quoi ressemblaient les choses quand elles étaient photographiées." Pas d'histoire toute faite, donc. Juste un support pour nous faire imaginer la réalité sous la forme d'une profusion d'histoires possibles.
Je suis conquis. A partir de là, je me fonds dans le groupe et suis le parcours de la classe, de salle en salle, buvant les paroles de notre jeune commentatrice si talentueuse dans l'art de faire découvrir les sens possibles se cachant derrière les clichés de Winogrand.
Un peu plus loin, elle nous fait nous arrêter devant un cliché décrivant un couple tenant des singes dans les bras. Derrière le singe porté par l'homme, un enfant...

Là, toujours par un jeu magnifiquement construit de questions d'apparence anodine, elle nous fait découvrir ce que cette photo peut avoir de perturbant. A une époque - les années 60 - où la famille "idéale" américaine ressemble à un monsieur blanc avec une dame blanche ayant deux enfants blancs avec tâches de rousseur, n'est-il pas choquant de voir un bel homme de couleur se promener aux côtés d'une belle femme blanche ? La présence des singes dans les bras et celle de l'enfant en arrière plan n'est-elle pas là aussi pour nous rappeler ce que beaucoup à l'époque (et certainement encore maintenant, si j'en crois la faible proportion de couples racialement mixtes aux USA) considéraient comme une union dénaturée mettant en péril la pureté de la race caucasienne ?
La visite continue. A l'étage, la jeune femme nous fait nous arrêter devant un cliché surprenant. Dans un parc de grande ville, deux groupes se font face. Sur la gauche, le premier groupe se tient bien droit en file indienne - papa, maman et leurs deux garçons, vraisemblablement. Ils ont le port raide ; Madame arbore un châle et les jeunes garçons un magnifique chapeau de cow boy. En face, un groupe de jeunes affalés par terre dans des positions on ne peut plus irrégulières. Pas de couvre-chef ; juste des chevelures bien fournies.

L'animatrice nous fait comprendre ce que sont le point de vue, le cadrage et la composition : les trois grands outils conceptuels à la portée du photographe pour réaliser son cliché. Elle s'attardre sur la composition. Grâce à ses questions habiles, les étudiants et moi ne sommes pas longs à nous rendre compte combien tout dans la composition reflète l'antagonisme entre les deux groupes. Et s'il fallait résumer cette adversité à une seule chose, ce serait de dire que si dans la partie gauche de la photo, ce ne sont que verticales - les buildings, les arbres, les corps droits, les ombres portées de ces derniers pris à contre-jour - dans la partie droite, nous n'avons que des horizontales - les corps et surtout cette branche qui vient souligner la nonchalance des jeunes allongés sur l'herbe. Transcendance d'un côté, immanence de l'autre. Les valeurs à gauche, le carpe diem et l'épicurisme à droite.

La visite guidée et explicitée continue ; je découvre de nouvelles clés de lecture au fil des arrêts organisés par notre jeune cicérone. Je me régale.
A travers le questionnement de la jeune femme, j'ai compris que regarder s'apprenait aussi, que les histoires ne sont pas que des "blocs mouvement-durée" tels que les décrit Gilles Deleuze dans son intervention à la Femis, qu'elles ne sont pas tributaires exclusivement d'un temps qui s'écoule. Je viens de comprendre que les histoires sont avant tout le fruit de notre propre façon de voir, qu'une seule image peut nous faire voyager dans de multiples possibles.
Les clichés de Garry Winogrand sont souvent pleins de joie et d'insouciance - surtout ceux des années soixante, cette période où l'Amérique vivait dans l'insouciance d'une prospérité insolente et d'une toute puissance bon enfant. La défaite militaire au Viêt Nam allait sonner le glas de la croyance en l'omnipotence et marquer de son sceau d'infâmies la perte d'innocence d'une population qui s'est crue un temps bénie de Dieu et porteuse d'une mission messianique au profit de l'humanité entière.
Et déjà à cette époque, Winogrand jetait un regard sans complaisance sur son pays :
"Je regarde les photographies que j'ai réalisées jusqu'à maintenant et elles me laissent penser que ce que nous sommes, ce que nous ressentons et ce que nous allons devenir n'est pas important. Nos aspirations et nos succès ont été petits (cheap) et mesquins (petty). (...) Ils ne partent que d'illusions et de fantasmes. Je ne peux que conclure que nous nous sommes perdus (...) Nous n'avons pas aimé la vie."
Qu'aurait-il dit aujourd'hui ?
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