Ceux qui me connaissent le savent : je suis loin d’être captivé par l’industrie du luxe. Oh ! Je vois bien ce que signifie sacrifier aux exigences du luxe. Je sais reconnaître l’élégance quand elle se présente à moi. Pourtant, il m’est impossible de m’appliquer ce que j’apprécie tant chez les autres : ce soin à cultiver l’apparence, à se présenter sous un tour plaisant, agréable aux sens.
Voire, pendant assez longtemps, j’ai dénoncé le pouvoir ce ces marchands d’illusions qui vendaient des milliers d’euros des articles comme des sacs, des foulards ou des montres, qu’il est loisible d’acheter pour quelques d’euros à peine dans des échoppes de quartier.
Je ne me rendais pas compte que ces marchands de rêve et d’illusions apportaient à leurs clients ce superflu qui rend la vie essentielle à leurs yeux. Et surtout, je n’avais pas perçu combien les représentants de ces marques font attention à la qualité de leur démarche de vente, de leur « rituel » d’interaction avec les clients.
J’en eus la première révélation en assistant, au début des années 2010, au lancement du cognac Louis XIII dans une galerie art déco de Miami. J’assistai là, éberlué, à la narration d’un récit hypnotique où références historiques et secrets d’alambics se conjuguaient dans un chassé-croisé délicieux. Ce n’est qu’après une bonne heure de plongée en apnée dans l’univers onirique enveloppant le produit, qu’il nous fut offert d’en savourer une lampée. Bien sûr, après tout ce que nous avions vu et entendu, ces quelques gouttes avaient tout du nectar divin. Et quand, en toute fin de rituel, l’officiant nous révéla le prix de la bouteille – encore une fois quelques milliers d’euros – ce dernier nous parut on ne peut plus raisonnable.
Comme je le disais, ce fut là ma première révélation. Une autre devait suivre quelques mois plus tard. Rue du Faubourg Saint-Honoré, à Paris. Je venais de pénétrer dans la boutique d’une célèbre marques d’accessoires de luxe – comme ce terme résonne avec délectation dans la bouche d’une femme arborant son petit sac Kelly. C’est un peu comme si elle savourait un macaron : sa bouche se tord de plaisir, une moue délicate se dessine à la commissure de ses lèvres, puis un pli d’étonnement malicieux ride ses yeux dans un spasme de plaisir innocent.
Mais je m’égare…
Je venais donc de rentrer dans un de ces temples où, pour reprendre une expression consacrée entendue de la bouche d’une amie, les bourgeoises viennent « faire chauffer la carte bleue » de leur homme. Là encore, je fus fasciné de découvrir combien, à travers un langage imagé et des mots choisis, le vendeur me ménageait un chemin dans l’univers du produit. Il me posa nombre de questions contextuelles pour savoir comment la destinataire de l’objet entendrait le porter, dans quelles circonstances, au bras de qui, pour quelles promesses de rires, d’effluves, de conversations grisantes et plus si affinités. Et quand, à la fin, je m’enquis du prix, je devais reconnaître à nouveau qu’en dépit de son caractère grotesque et baroque, je le recevais sans tiquer.
Depuis lors, mon image a évolué sur les produits du luxe et de la mode. J’ai compris au fil de l’eau combien il fallait de discipline, de poésie et d’intelligence mêlées pour réussir le pari insensé de vendre si cher ces petits objets superflus, qui remplissent si élégamment l’oisiveté des riches de ce monde.
J’en vins même à m’extasier devant la subtilité du discours de tel horloger suisse visant à rendre désirable la possession de garde-temps coûtant plusieurs dizaines milliers d’euros pièce.
Plus récemment, alors que j’animais un atelier de formation CustomerCentric Selling® pour un de mes clients, Pierre, un participant, me donna un exemple magnifique de la façon dont les marques de luxe savent s’abstraire du produit pour personnaliser leur discours commercial.
Pierre me parla d’un modèle de montre commercialisé par la maison Hermès et joliment appelé « Le Temps suspendu ».
Plutôt que de me vanter les mérites de ce modèle et de me faire l’éloge de son mécanisme reposant sur deux roues à colonnes synchronisées, il me posa une simple question :
« Dis-moi, Jean-Marc », avança-t-il à pas mesurés. « Souffres-tu parfois de manque de temps ? »
Comme je me trouvais alors pris, plus que de raison, par de nombreux engagements professionnels, je me contentai de dodeliner du chef en signe d’approbation.
« Peux-tu me citer », continua-t-il, « certaines de ces choses que tu aimerais faire par-dessus tout si tu pouvais disposer de plus de temps à toi ? »
Je lui parlai alors de mon désir de passer plus de temps avec mes fils, pour savoir comment ils s’engagent dans la vie adulte, par quels sentiers de traverse ils avancent, ce qui compose le paysage de leurs joies et de leurs peurs.
Pierre me demanda alors : « Ce sont des moments précieux pour toi, quand tu es avec tes enfants ? »
J’acquiesçai.
Puis, il reprit : « Pendant ces moments précieux, ne t’est-il jamais arrivé de désirer arrêter le cours du temps pour goûter pleinement à la joie d’être avec eux ? »
A nouveau, je fis oui de la tête.
« Voudrais-tu alors voir gommée toute référence à l’écoulement du temps ? »
« Bien sûr », répondis-je.
« C’est là exactement l’intention qui a animé les concepteurs du Temps suspendu. Dès que tu t’apprêtes à passer un moment de qualité avec tes enfants, tu appuies sur le bouton pressoir situé à neuf heures moins le quart sur le cadran de la montre. A ce instant précis, les aiguilles se figent sur la position midi et y restent tout le temps que tu passeras avec ton enfant. Ce n’est que lorsque tu reviendras à une activité normale que, d’une simple poussée sur le bouton pressoir, tu verras les aiguilles reprendre sur le cadran de ton garde-temps la position correspondant à l’heure qu’il est effectivement. »
Je fondis : « Est-ce à dire que je dispose à mon poignet de la première montre de l’histoire de l’humanité qui, loin de me rappeler mon asservissement quotidien aux lois immuables de Cronos, me donne la liberté de m’en affranchir. Ca, se serait un luxe merveilleux ! Ca n’a pas de prix ! »
« Ce sont tes mots, Jean-Marc », affirma Pierre, d’un ton de chattemite, avec l’esquisse d’un sourire au coin des lèvres.
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