... ou comment la maîtrise des techniques de récit peut vous aider à améliorer significativement vos performances dans des domaines aussi divers que la vente, la communication aux employés, le taux de conversion en ligne...
« Une fois, à Raguse [NDLR - aujourd'hui Dubrovnik, en Croatie], j'ai exécuté pour un riche navigateur un coffret en bois de rose dans lequel il voulait conserver ses traits juvéniles à l'abri des souffles de la bora. Il m'a proposé de me payer soit en or, soit d'une histoire qu'il me raconterait. J'ai réfléchi, je me suis dit : qu'ai-je à faire de l'or ? Il apporte la crainte. Alors que l'on peut toujours se réfugier dans une histoire, même lors des plus grands malheurs. Je lui ai donc demandé une histoire... »
La parole est d'argent, le silence est d'or... Au-delà, dans l'échelle des valeurs, il y a la belle histoire !
Les histoires constituent un aiguillon puissant pour engager son interlocuteur à agir. C'est chose entendue. Mais si votre objectif est de pousser quelqu'un à agir, je vous invite à éviter l'emploi d'adverbes ou d'adjectifs. C'est là quelque chose que j'enseigne aux forces de ventes, à chaque fois que j'anime un atelier autour de l'utilisation de la méthodologie CustomerCentric Selling(R).
J'ai trouvé récemment une belle illustration de ce point, dans un petit livre merveilleux intitulé La Prime lumière d'Emanuele Tonon, une ode magnifique de l'enfant-adulte qui vient de perdre sa mère.
Après la mort de sa mère, l'auteur rentre à la maison et doit apprendre tous ces petits gestes qui remplissent un quotidien sans faire une vie. Parmi ces gestes, il y a l'art de mettre à la poubelle, à l'ère du tri sélectif.
Je vous laisse découvrir :
" J’ai eu du mal à le comprendre les premiers temps, le tri sélectif. Il m’a fallu l’étudier de près, sur ces dépliants incompréhensibles distribués deux ans plus tôt. C’est quasiment un métier le tri sélectif, ça exige de la discipline, d’assimiler des termes comme « déchets humides », « déchets ménagers résiduels », « déchets secs recyclables ». Je me demandais, les premiers jours où je m’efforçais de séparer les déchets, comment il était possible que des gens payés pour écrire ces instructions en arrivent à utiliser ce genre de termes. Et puis, j’ai fini par apprendre, mon amour. J’ai eu du mal, mais j’ai fini par apprendre le langage de ceux qui au lieu de dire « merde dure » disent « matières fécales sèches ». Les ordures, c’est avant tout une discipline, c’est une éducation à des gestes minimaux et quotidiens. Mais qu’au moins cette éducation aille de pair avec des mots compréhensibles, avec des consignes simples, pas avec de petits traités de l’évacuation du déchet recyclable ou non recyclable. "
Les adjectifs sont porteurs d'ambiguïté ; ils prêtent à confusion. Si votre propos est d'inciter au rêve et la créativité, ils seront vos amis. Mais si votre propos consiste à aider votre interlocuteur à se mettre en marche, alors je ne saurais trop vous recommander l'utilisation de substantifs simples couplés à des verbes d'action.
Parmi les histoires qui m'ont marqué, il y a le discours d'hommage rendu par William Clinton, début novembre 2005, à la mort de Rosa Parks. Rosa Parks, vous la connaissez tous. C'est cette femme noire, qui un jour, dans une ville du sud des Etats-Unis d'Amérique en proie à une ségrégation raciale rigoureuse, monte dans un bus et, dans un geste de défi ou de lassitude, décide de ne pas se rendre à l'arrière du bus, dans la partie réservée aux gens de couleur, mais s'assied devant, dans l'espace réservé aux passagers de couleur blanche.
Voici le discours de M. Clinton, dans sa version originale :
"I remember, as if it were yesterday, that fateful day 50 years ago. I was a 9-year-old southern white boy who rode a segregated bus every single day of my life. I sat in the front. Black folk sat in the back.
When Rosa showed us that black folks didn't have to sit in the back anymore, two of my friends and I, who strongly approved of what she had done, decided we didn't have to sit in the front anymore.
It was just a tiny gesture by three ordinary kids. But that tiny gesture was repeated over and over again millions and millions of times in the hearts and minds of children, their parents, their grandparents, their great grandparents, proving that she did help to set us all free." (1)
Cette oraison m'émeut profondément. Les mots prononcés sont simples et pourtant, à chaque fois que je la lis, je sens confusément les larmes me monter au visage.
Je me suis dit qu'il devait y avoir quelque chose dans la construction de l'histoire qui devait susciter l'émotion. J'ai donc décomposé sa structure et je suis tombé sur le schéma suivant en quatre parties :
Tous les jours...(je prenais le bus)
Jusqu'au jour où... (je décidais avec mes amis de m'assoir derrière en hommage au geste de défi de Rosa Parks)
A partir de ce jour, je découvris que...(le mouvement prenait une ampleur incroyable en se répétant un peu partout dans le pays, dans le coeur et dans la tête de millions de personnes)
Ce qui me permit d'apprendre que... (Mme Parks nous avait donné la clé pour nous libérer nous-mêmes)
Au fil du temps, je me rendis compte que cette structure était très communément utilisée à chaque fois que le narrateur cherchait à faire passer une idée forte ou une leçon de morale.
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(1) Voici la traduction par votre serviteur du texte de M. Clinton en français :
"Je me souviens, comme si c'était hier, de ce jour fatidique il y a 50 ans. J'étais un enfant blanc de 9 ans, du sud, qui prenait chaque jour un bus à sections séparées. Je m'asseyais devant. Les Noirs s'asseyaient derrière.
Quand Rosa nous a montré que les Noirs n'avaient plus à s'assoir derrière, deux de mes amis et moi, qui supportions fortement ce qu'elle avait fait, décidâmes que nous n'avions plus à nous assoir devant.
C'était un geste de rien du tout de la part de trois gamins oridinaires. Mais ce geste de rien du tout a été répété des millions et des millions de fois dans le coeur et dans la tête d'enfants, de leurs parents, de leurs grands-parents, de leurs arrière grands-parents, prouvant par là même qu'elle nous avait tous aidé à devenir libres."
Le mois dernier, j'écrivais une note mettant en scène l'art et la manière de faire ses courses dans le futur. L'héroïne, Juliana Restrepo, est une jeune femme colombienne de 42 ans, dont les préoccupations font le yo-yo entre la quête d'identité, le désir d'accumuler des points de fidélité pour profiter des meilleures offres, la peur de se voir voler son identité virtuelle et la recherche ultime du réconfort sous l'aile protectrice de la religion catholique... mais une religion très relookée aussi, puisqu'elle se manifesterait à travers une application permettant de gérer son niveau d'adhérence aux rituels, de gagner des points pour, qui sait, obtenir une place au paradis ? Voilà une version qui n'est pas sans rappeler le trafic d'indulgences d'antan...
Cette petite histoire nous raconte une vision certes terrifiante du futur, mais plausible. Car, en filigrane, cette mise en scène nous met en face d'une évidence que je trouve difficile à affronter les yeux grand ouverts : demain, le monde virtuel et le monde réel convergeront.
Depuis que le web a fait irruption dans nos vies, nous avons cru bon de raisonner selon le principe de séparation des genres. Il y aurait d'un côté le monde virtuel et de l'autre, le monde réel. C'était deux mondes étanches, obéissant chacun à des règles bien précises, des règles inopérantes pour ne pas dire aberrantes, une fois appliquées dans l'autre monde. Amazon faisait du commerce en ligne ; c'était un "pure player". En face, Carrefour faisait du commerce dans le monde réal, c'était un représentant de l'économie "brick and mortar". Nous nous sommes habitués à les traiter en mode opposition.
Vous rappelez-vous l'époque où Google nous gratifiait, il y a pas si longtemps d'une vidéo où un jeune homme, en train de s'acheter du pain de mie coupé en tranche, se verrait appliqué à la caisse les dispositions habituelles d'identification et de paiement auxquelles, nous nous sommes accoutumés à force de faire nos courses sur des sites comme Amazon ou Zalando.
A mourir de rire, tant cela peut paraître burlesque et aberrant.
Mais voilà, c'était en 2011. Nous sommes maintenant en 2017, soit 6 ans plus tard. Et là, qu'est-ce qu'on voit ?
Carrefour vend en ligne avec la possibilité de venir récupérer ses achats en "ligne" dans un magasin de "brique". De son côté, Amazon crée des magasins physiques spécialisés, en veux-tu en voilà, que ce soit pour vendre des articles sur lesquels il a brillé en ligne (les livres par exemple) ou pour adresser des catégories de produits peu vendus sur le web, comme des machines à laver ou des frigidaires. Car si, il y a quelques années en arrière, on a cru un moment que les magasins en dur deviendraient les vitrines physiques des sites de vente en ligne, il semblerait que, désormais, on assiste aussi au mouvement inverse où les clients se renseignent sur le web, puis viennent acheter en boutique, histoire de retrouver le charme désuet du contact avec un vendeur.
Après l'opposition, nous voici plongés dans le monde de la convergence. Maintenant, quand on achète, on le fait un peu dans le monde virtuel et un peu dans le monde physique. Les deux mondes s'interpénètrent avec la dissolution progressive des frontières entre ces deux espaces jusque là très séparés.
Pour illustrer ce métissage des mondes physiques et virtuels, l'éditeur de logiciels Adobe (le roi de la falsification du réel avec son logiciel best seller Photoshop) a créé une courte vidéo amusante montrant comment, dans le monde de demain, il nous suffira de franchir le seuil d'une boutique - une agence bancaire dans le cas présent - pour être reconnus et bénéficier ainsi d'un traitement personnalisé.
A votre bon plaisir :
Je ne sais pas si c'est volontaire, mais tant dans la version 2011 de Google que dans cette d'Adobe en 2017, l'innovation est traitée de façon humoristique. Dans le court métrage de Keiichi Matsuda appelé Hyper-reality, en revanche, nous étions confrontés à une vision terrifiante de ce que nous réserve le monde de demain.
Ma tendance naturelle à la paranoïa m'amène à penser que c'est bien parce que nous évoluons vers un monde aux contours inquiétants que les "vendeurs" que sont Google et Adobe nous en donnent une vision qui prête à rire. Car quand le thème était moins porteur de risques, plus inoffensif en somme, comme peut l'être l'utilisation d'un moteur de recherche, le même Google nous gratifiait d'une vidéo merveilleuse appelée "Reunion" en anglais ("Retrouvailles" en français) à arracher les larmes d'émotion plus que les rires de dérision.
... ou comment la notion même de réalité se dissout entre la tangible et le virtuel. Tourné à Medellín en Colombie, ce court métrage de Keiichi Matsuda appelé Hyper-reality nous donne à voir ce à quoi la conjonction de technologies comme de réalité virtuelle, augmentée ou l'internet des objets vont toucher les recoins les plus intimes de notre vie. Les interactions en seront transformées au point où tout sera subordonné à la notion d'expérience.
Regardez, c'est fascinant et troublant à la fois. Ou comment une quête d'identité se résume à la peur de perdre des points virtuels, le vol de ses données biométriques et, en guise de bouquet final, le secours d'une religion elle-même passée au brouet de la gamification. C'est ici.
Petit clin d'oeil de Bombay, où je me trouve en ce moment, encore pour quelques heures avant de filer sous d'autres cieux...
Une fois, six aveugles vivaient dans un village. Un jour, ses habitants leur dirent :
" Hé ! il y a un éléphant dans le village, aujourd’hui "
Ils n’avaient aucune idée de ce qu’était un éléphant. Ils décidèrent que, même s’ils n’étaient pas capables de le voir, ils allaient essayer de le sentir. Tous allèrent donc là où l’éléphant se trouvait et chacun le toucha.
" Hé ! L'éléphant est un pilier ", dit le premier, en touchant sa jambe.
" Oh, non ! C’est comme une corde ", dit le second, en touchant sa queue.
" Oh, non ! C’est comme un serpent ", dit le troisième, en touchant sa trompe.
" C’est comme un grand éventail ", dit le quatrième, en touchant son oreille.
" C’est comme un mur énorme ", dit le cinquième, qui venait de buter brutalement contre son ventre.
" C’est comme une lance acérée ", dit le sixième, en touchant sa défense.
Ils commençaient à discuter, chacun d’eux insistait sur ce qu’il croyait exact. Ils semblaient ne pas s’entendre, lorsqu’un sage, qui passait par-là, les vit. Il s’arrêta et leur demanda : " Que se passe-t-il ? ". Ils dirent : " Nous ne parvenons pas à nous mettre d’accord pour dire à quoi ressemble l’éléphant ". Chacun d’eux dit ce qu’il pensait à ce sujet. Le sage leur expliqua, calmement : " Vous avez tous dit vrai. La raison pour laquelle ce que chacun de vous affirme est différent, c’est parce que chacun a touché une partie différente de l’animal. Oui, l’éléphant à réellement les traits que vous avez tous décrits ".
" Oh ! ", dit chacun. Il n’y eut plus de discussion entre eux et ils furent tous heureux d’avoir dit la réalité.
Car la réalité est relative et multiple. C'est du reste ces deux principes de relativité et de multiplicité, qui frappent quand on est en Inde. Le concept de nayavada permet de saisir le caractère multiple de la réalité sous sept angles différents, alors que le syadvada, lui, est le concept qui rend compte de la notion de relativité des choses. Pour être un petit plus précis, toute chose s'énonce selon quatre critères :
Tout commence en 2009. Deux hommes de lettres étatsuniens, Rob Walker et Joshua Glenn décident de lancer une expérience inédite. L'idée de base est simple : il s'agit de démontrer que l'impact d'un récit associé à un objet peut être mesuré objectivement sur sa valeur marchande.
Ecumant les foires à la farfouille, les vide-greniers, les brocantes et les magasins d'aubaines, ils achètent une centaine d'objets pour un montant cumulé de 128,74$. Puis ils s'associent les services d'une centaine d'écrivains parmi lesquels Meg Cabot, William Gibson, Ben Greenman, Sheila Heti, Neil LaBute, Jonathan Lethem, Tom McCarthy, Lydia Millet, Jenny Offill, Bruce Sterling, Scarlett Thomas et Colson Whitehead, pour que ces derniers écrivent des récits mettant en valeur ces objets. Cela étant fait, ils mirent en vente les objets en question sur la plate-forme d'enchères en ligne eBay en veillant à ce que la notice descriptive de l'objet soit agrémentée du récit composé par les écrivains mis à contribution. Le résultat dépassa les attentes des chercheurs puisque la vente cumulée de l'ensemble des objets atteignit 3.612,51$.
En association avec Jason Grote, Rob Walker et Joshua Glenn relatèrent leur expérience dans un livre appelé Significant Objects. Dans la foulée, un site internet éponyme fut créé mettant en exergue le destin de ces objets de rien du tout (insignificant) devenus, par la magie d'une histoire bien tournée, des objets de valeur (significant).
Faites un tour sur le site et laissez vous porter par l'histoire de ce petit soldat acheté 33 cents et vendu 21,50$ ou celle de ce buste de JFK acheté pour la modique somme de 2,99$ et revendu 26$.
Après avoir fait ce petit tour, vous comprendrez mieux la phrase mise en exergue sur le site par Joshua Glenn et Rob Walker : "Les histoires constituent un agent si puissant de création de valeur émotionnelle que leur effet sur la valeur subjective de quelque objet que ce soit peut faire l'objet d'une mesure parfaitement objective." Ou encore, la jolie citation du célèbre illustrateur américain Edward Gorey :"Lorsque les gens trouvent un sens aux choses - prenez garde !"
Au début des ateliers de vente que j'anime (autour de la méthodologie CustomerCentric Selling(R)), je passe un temps significatif avec mes auditeurs pour leur faire apprécier les nuances associées à la vente de produits. Plus précisément, j'essaie de leur faire toucher du doigt - et de l'esprit - l'écart existant entre la promotion d'un produit axée autour de la description de ses fonctionnalités et la mise en évidence de sa valeur d'usage dans un contexte familier au client. Autant vous dire que c'est plus facile à dire qu'à faire. Car au bout du compte, ce que je demande à mes auditeurs, c'est de réfléchir aux attributs du produit qu'ils vendent.
Alors désormais, pour mettre les participants dans le bain, je démarre sur un conte zen, appelé "le bâton". Le voici :
L'étudiant arriva au monastère, fier de son nouveau bâton.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda le maître, pointant son doigt vers l'objet.
- Je ne sais pas, répondit le disciple, interloqué et suspicieux.
Son maître lui recommanda alors d'aller se promener et de méditer, afin de répondre à la question. Chemin faisant, le disciple rencontra un paysan et lui posa la question.
- C'est un bâton, enfin ! répondit l'homme fruste, étonné.
Un peu plus tard, il rencontra un homme bien habillé, visiblement un lettré. Il posa à nouveau sa question.
- C'est une branche d'arbre taillée et polie, qui sert à s'appuyer durant la marche ou à se défendre, cela se nomme un bâton, répondit l'érudit.
Puis il rencontra un moine, revêtu d'une robe et portant sa sébile. Il lui posa aussi la question.
- Ce n'est qu'un signe de l'impermanence des choses, une manifestation de la vacuité universelle, affirma le religieux.
Le disciple revint devant son maître, et lorsque celui-ci l'interrogea sur le résultat de sa méditation, il considéra plus prudent de répondre :
- C'est un bâton, maître.
Le maître se fâcha.
- Ah tu me donnes la réponse officielle ! Et dire que tu as la prétention de croire que tu es un bon élève du zen. À quoi sert alors de méditer ?
Là-dessus, il arracha le bâton des mains de son élève, lui en asséna un coup sur l'épaule, en ajoutant :
- Voilà ce qu'est cet objet.
J'aime ce petit conte. Tout y est : une réflexion subtile sur l'essence des objets, leur impermanence et le fait que les objets qui nous entourent ne valent qu'à travers l'usage que nous en faisons dans des circonstances bien précises.
Un jour, quelques années en arrière, alors que je coulais des jours heureux avec ma belle à Miami, nous nous avisâmes qu’un certain Clotaire Rapaille, citoyen américain d’origine française et grand gourou de la psychanalyse jungienne appliquée au marketing, venait dédicacer son dernier livre, « Cultures Codes » dans l’un des nombreux hôtels de luxe qui bordent la lagune.
Lors de son intervention, il raconta comment il s’était senti très tôt attiré par les Etats-Unis d’Amérique. C’était en juin 1944, dit-il. Alors que les soldats libérateurs venaient à peine de débarquer en Normandie, il dit revoir encore avec la plus grande acuité ce « G.I, perché sur son tank, lui donnant du chocolat et du chewing-gum». A ce moment, on entend le battement des ailes d’un ange dans l’assistance ; l’émotion est à son comble. Enfin, un Français reconnaissant le tribut que son pays doit à l’Amérique pour sa libération de l’hydre hitlérienne… Autant vous dire que durant tout le reste de l’audience, l’assistance boira les paroles de M. Rapaille et que son livre se vendra comme des petits pains à la sortie.
Plus récemment, alors que je déjeunais avec mon ami Thomas Zaruba, ce dernier me raconta une histoire similaire. Il évoqua le temps où il était responsable commercial dans une start-up hébergée dans un des nombreux incubateurs de la mairie de Paris, à deux pas du cimetière du Père Lachaise. Alors qu’il participait comme intervenant à Prague lors d’un colloque consacré aux nouvelles technologies appliquées au monde de la publicité, il démarra son discours par une description détaillée de la localisation de sa société et du chemin qu’il faisait, quand il faisait beau, pour regagner ses bureaux en passant par les travées du fameux cimetière. Le garçon est discret. Eût-il eu la gouaille d'un Clotaire Rapaille, il eût pu suggérer que quand le temps le lui permettait, il ne manquait pas de se recueillir sur la tombe de Jim Morrison, le chanteur des Doors. Mais non. Il se contente juste de l'évocation du nom de Jim Morrison. Là, la salle se fige. Car les Doors, tout comme les Beatles ou les Rolling Stones, jouissent d’une image mythique en République Tchèque ; ils sont les icônes de groupes jadis interdits au temps de la guerre froide. Quant à Jim Morrison, il concentre autour de son nom l'image d’un poète rebelle, en lutte permanente contre toute forme d’autorité abusive à commencer par celle de son père, militaire haut gradé de l’armée US. Après avoir raconté son histoire préliminaire, Thomas rentra dans le vif de son sujet. Mais il le fit avec d’autant plus d’aisance qu’il venait de conquérir le cœur de son audience.
Ces deux histoires parallèles présentent un point commun évident : tant Clotaire Rapaille que Thomas Zaruba ont fait preuve d’un grand talent d’orateur. Pas seulement pour ce qu’ils ont dit. Surtout à travers cette faculté étonnante déployée dès le préambule de chercher dans l’audience un point de sensibilité fort et de tisser autour une histoire permettant d’établir une connexion émotionnelle forte entre le présentateur et son public.
Oui mais voilà, derrière leur simplicité « biblique », ces histoires appellent des questions. Pourquoi fallait-il que Judas embrasse Jésus pour le désigner aux soldats romains, alors que ce dernier s’était fait remarquer de tous et de la manière la plus outrancière en mettant cul par-dessus tête les éventaires des marchands venus s’installer aux abords du Temple pour les fêtes de Pessah ? Qui plus est, comment penser que quiconque eût pu dénoncer un homme considéré comme un danger public pour une somme aussi dérisoire que 30 malheureux deniers d’alors, représentant selon les experts 3.900 euros d’aujourd’hui ?
C’est en partant de ces deux aberrations logiques, que Amos Oz a imaginé dans son dernier livre traduit en français – Judas – une interprétation audacieuse, diamétralement opposée de celle dispensée par l’église catholique pendant des siècles. Selon l’écrivain, l’étrangeté du comportement de Judas tient au fait qu’il soit le véritable – voire l’unique chrétien – de l’histoire. Il idolâtre Jésus, il croit en lui au-delà de toute mesure. Il voit en lui le Messie, celui qui vaincra la mort et inaugurera les temps nouveaux du retour au jardin d’Eden. Alors, pour forcer le destin, il convainc son maître de se rendre à Jérusalem lors des fêtes de Pessah, c’est-à-dire au moment de plus forte affluence, pour révéler sa véritable identité messianique. Et là, il l’enjoint de tout faire pour se faire remarquer, arrêter et condamner à mort. Car alors, il pourra faire ce qu’aucun homme n’aura fait avant lui : renaître d’entre les morts, ressusciter devant tous et consacrer ainsi la fin de la malédiction adamique. Jésus tente bien de faire comprendre à Judas, qu’il n’est pas celui qu’il croit, qu’il n’est qu’un homme et non un dieu, qu’il est mortel. Mais rien n’y fait. Il va même jusqu’à montrer à ses disciples réunis autour de lui les limites de son pouvoir en se montrant incapable de faire donner des fruits à un figuier en dehors de la saison habituelle. Une façon de faire comprendre à Judas, son plus fervent adorateur, qu’il n’est pas en son pouvoir d’infléchir les lois de la nature, qu’il y a un temps pour toute chose et que la fin des temps n’est pas venue. Tout à son excitation, Judas peine à comprendre le message de son maître. Il faut dire que ce dernier, à force de se complaire dans les paraboles, n’a pas son pareil pour dérouter son monde, y compris ceux qui ont tout sacrifié pour inscrire leurs pas dans celui du rabbin de Nazareth.
Judas n’appréciera l’étendue de son erreur que lorsque, après avoir assisté à l’agonie de son maître sur la croix, il aura vu son corps inerte déposé par terre entre les femmes éplorées venues rendre un dernier hommage, qui au fils, qui à l’homme courageux qui l’aura sauvée des religieux et de leur haine des femmes publiques, qui à l’ami.
Désespéré, Judas quitte le mont de Golgotha. Il pleure d’avoir incité son maître, dans un geste de folie, à provoquer le divin au plus intime de ses attributions : le droit de dispenser la vie et la mort. Le « premier chrétien » choisit un arbre, un olivier aux nouures robustes comme ultime décor de sa vie terrestre. Il choisit une branche assez solide pour supporter le poids de son corps, se garrotte, puis se jette dans le vide. Dans les derniers soubresauts de son corps, que la vie peine à quitter, trente deniers tombent de ses poches. C’était la somme d’argent que les autres disciples, confiants dans la belle intelligence et le savoir de l’homme de Kerioth – l’isch-kerioth, l’Iscariote – pour prendre soin de leur maigre pécule.
L’interprétation proposée par Amos Oz m’a plu. A travers elle, c’est un véritable renversement de perspective que l’écrivain israélien nous invite à réaliser. Il nous fait emprunter des chemins de traverse vertigineux puisque Judas – l’épigone de la judéité pour les Chrétiens antisémites – revêt les atours du premier (et dernier) Chrétien, quand Jésus perd son aura de fils de Dieu pour devenir plus juif que jamais, un simple rabbin, qui aura voulu accomplir la Loi de Moïse (Matthieu 5 :17) en la dépoussiérant de ses rituels les plus archaïques, voire les plus odieux.
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