Il y a quelques jours à peine et plus guidés par le hasard et la curiosité, mes pas me conduisirent à la Maison du Japon, quai Branly, pour y voir une exposition consacrée aux Yôkaï. Les Yôkaï viennent de la lointaine époque Edo. Ce sont des figures étranges représentant originellement l'âme d'objets délaissés qui, un siècle après leur mise au rebut, viennent tourmenter les humains en punition de leur ingratitude.
Leur aspect varie : certains sont hideux, font peur, d'autres sont grotesques. Il y en a aussi des facétieux comme le tanuki -- sorte de renard -- qui se sert de ses parties génitales énoooo-o-ooooormes pour se métamorphoser au gré des circonstances.
Le kappa, sorte de grenouille à carapace de tortue et atteinte d'alopécie n'a pas gagné ma sympathie. Peut-être est-il trop lubrique à mon goût, ressemble-t-il trop aux Ninja ou tout simplement est-il trop cruel, comme sur l'estampe ?
En revanche, je suis tombé en admiration devant une autre figure traditionnelle apparentée aux Yôgaï : le spectre ou Yûrei. Le Yûrei correspond aux revenants ou fantômes chez nous. Ce sont en général des personnages féminins, se manifestement en général la nuit sous la lumière blâfarde de la lune, qui viennent nous tourmenter soit pour réclamer un dû, réparer une injustice subie du temps de leur vivant ou répandre la douleur.
C'est au registre des spectres que peut être rattachée la "femme des neiges" (Yuki Onna - 雪女) qui sévit en cette période de l'année dans les régions septentrionales de l'archipel. Personnage étrange que cette "femme des neiges" : d'une beauté évanescente, elle suscite aussi bien l'effroi, la terreur, que la mélancolie et la compassion. C'est un personnage central de contes qui traverse les temps jusquà figurer en bonne place dans les mangas modernes.
Alors comme c'est demain Noël, voici un conte nocturne de l'île du Soleil Levant qui m'a bien plu.
La nuit, au sortir de la taverne, deux hommes passablement émêchés, rentrent allègrement chez eux en titubant sur un chemin de terre escarpé. Alors qu'ils longent cahin-caha le muret du cimetière, ils repèrent à proximité de la grille d'entrée restée ouverte, un gros sac de jute.
"Qu'est-ce que cela peut bien contenir ?", s'exclame le premier.
"Ouvre le sac pour voir", dit le second.
"Des pommes de terre !" crient-ils à l'unisson après avoir littéralement éventré le sac de toile.
"Qui diantre a pu laisser ce sac à l'abandon ? Ne devrions-nous pas le porter au poste de gendarmerie ?" demande l'un des hommes.
"Penses-tu... Je te propose plutôt de nous partager ce butin. Qu'en dis-tu ?", lui rétorque son acolyte.
"OK. Mais attention ! Veillons à ce que le butin soit partagé équitablement", propose le premier.
Histoire d'être plus à l'aise, nos compères prennent le sac et rentrent dans l'enceinte du cimetière à la recherche d'un endroit propice pour effectuer la répartition des patates. Mais, alors qu'ils soulèvent le sac, deux pommes de terre tombent du sac.
"Attends. Je les récupère", dit l'homme qui ne porte pas le sac.
"Laisse tomber", dit le second. "Nous aurons tout le loisir d'aller les chercher une fois que nous aurons partagé ce qu'il y a dans le sac."
Désormais confortablement installés entre les tombes et éclairés par la lune, le sac posté entre eux, nos deux hommes se mettent à l'ouvrage. Chacun extrait à tour de rôle deux patates du sac, en pose une aux pieds de son ami, une autre à ses pieds et s'écrie : "une pour toi, une pour moi."
Entre-temps, un noctambule qui passait par le même chemin, s'avisa de la présence de voix émanant de l'intérieur de l'enceinte du cimetière. Des voix d'outre-tombe, pensa-t-il immédiatement sous l'effet de la surprise. Il se posta à la grille pour voir ce qui se passait dans le cimetière, écarquilla ses yeux, mais ne vit rien. En revanche, ce qui n'était qu'un bruit diffus de voix tout à l'heure était devenu parfaitement distinct. Désormais, il entendait clairement la litanie des voix spectrales répéter inlassablement "une pour toi, une pour moi". "Il doit y avoir 2 fantômes !", pensa-t-il immédiatement. Saisi d'effroi, il prit ses jambes à son cou et remonta à toute vitesse au village. Là, il avisa le premier contadin qu'il accosta et lui raconta ce qu'il venait de voir... enfin d'entendre : "venez-vite, il y a deux revenants qui comptent les cadavres au cimetière et se partagent leurs âmes". Le villageois lui rit au nez et lui fit cette remarque pleine de bon sens : "mais enfin, tu sais bien que les fantômes n'existent pas mon ami !" Pour autant, intrigué par l'état de panique de son vis-à-vis et armé de curiosité, il décida de le suivre jusqu'au cimetière.
Une fois arrivés à la grille d'entrée, ils purent entendre : "une pour toi, une pour moi". Cette fois-ci, le villageois n'en menait plus large. Il jeta un oeil à travers les barreaux, mais faute de distinguer quoi que ce soit, il regarda son collègue d'infortune avec perplexité. A ce moment, les voix se firent plus nettes encore, comme portées par la brise qui s'était levée. "Une pour toi, une pour moi", "une pour toi, une pour moi"... jusqu'au moment où une voix rompit le charme de cet étrange vocero : "Et il y en a encore deux à l'entrée".
Là, le regard du villageois se figea. Il sentit un frisson lui parcourir l'échine. Son interlocuteur était pâle comme un suaire. Sans s'échanger la moindre parole, ils détalèrent comme des lapins. Entre deux battements de leur coeur affolé, ils croyaient entendre encore et encore la voix qui les poursuivait de sa sentence sans appel : "il y en a encore deux à l'entrée."
Joyeux Noël !
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