Le boustrophédon désigne une façon d’écrire dans laquelle l’orientation du texte change à chaque changement de ligne. L’étymologie de ce mot rare et étrange renvoie au déplacement du bœuf de labour (βοuς boũs « bœuf » en grec) qui, une fois arrivé au bout du champ après avoir tracé un sillon, se retourne (στροφή strophein « action de tourner ») et continue son ouvrage dans le sens opposé.
J’aime ce mot. Il rappelle que nos mains ont dû domestiquer la terre avant de transmettre des signes, que les belles mécaniques de transmission du savoir mises au point par l’homme à la fin du siècle dernier – internet et la société numérique au sens large – tirent leur origine dans le geste du fermier qui accompagne le pas lourd, lent et régulier du bœuf préparant la terre à recevoir la semence.
Alors quel rapport avec la proposition de valeur, cet énoncé synthétique décrivant ce qu’une communauté d’individus – association, entreprise – est censée apporter ?
Le rapport est triple.
Comme le boustrophédon, la proposition de valeur renvoie à la préparation d’un ensemencement : celui de la terre d’un côté, de l’esprit de l’autre.
Comme pour le boustrophédon, la démarche qui préside à l’établissement de la proposition de valeur est discursive ; elle suppose de nombreux allers-retours avant que le champ des possibles n’ait été complètement parcouru.
Comme dans la pratique du boustrophédon, qui dit proposition de valeur dit transformation. Après le labour, la terre garde la trace des sillons creusés par le soc de la charrue ; après construction d’une proposition de valeur agréée par les parties, le client voit la réalité sous un autre œil.
On est loin, en somme, de ces pseudo propositions de valeur qui – à force d’ignorer le client – se lisent comme des catalogues de prestations centrées sur l’opinion que le vendeur se fait de son propre savoir-faire.
Voilà à titre d’exemple, le genre de message d’auto-satisfaction que l’on trouve à gogo sur le web et que ses rédacteurs ont sans scrupule rangé dans la rubrique « proposition de valeur » :
« Notre proposition de valeur :
- des collaborateurs expérimentés : nous travaillons avec vous en connaissant bien vos secteurs d’activité et vos métiers,
- des solutions rapides et efficaces : en construisant à vos côtés des stratégies et des solutions concrètes, permettant une mise en œuvre rapide, nous vous aidons à atteindre vos objectifs d’une manière efficace… »
Qui dit que les collaborateurs sont expérimentés ? Le vendeur. Selon quels critères ? Que veut dire ‘solutions rapides et efficaces’ ? (…) Comment ce même vendeur peut-il en toute méconnaissance de cause affirmer qu’il est apte à aider les clients à atteindre ses objectifs ?
Il s’agit là de l’expression même de ce que les américains appellent pudiquement « BS » et que j’aurais tendance à traduire en français par billevesées & sornettes.
En effet, seul le client est habilité à s’exprimer sur la valeur : seul lui dispose de la légitimité pour prononcer le mot de solution. Quel est le rôle du vendeur dans cette singulière équation ? Aider le client à visualiser comment une certaine utilisation de ses produits & de son savoir-faire lui permettra de collecter de la valeur à l’aune de l’atteinte d’un certain nombre d’objectifs organisationnels et personnels.
Simple à dire, difficile à réaliser. Encore aujourd’hui, nombreux sont les commerciaux qui pensent que leur activité s’assimile à dérouler des jeux de diapositives et à animer des démonstrations qui en mettent plein la vue. C’est la trace du schéma popularisé par Dale Carnegie au sortir de la 2ème Guerre Mondiale voulant que le commercial savant dispense de l’information à un client ignare qui la reçoive. L’idée de base était alors que l’information était à la base de la prise de décisions d’achat. C’était valide dans un monde qui avait soif de consommation, où la demande était structurellement supérieure à l’offre. C’était le monde de mes parents se faisant expliquer par le vendeur qu’ils devaient attendre 6 semaines avant de réceptionner la 2 CV qu’ils venaient de commander et de payer au prix fort. Aujourd’hui, dans bien des domaines l’offre excède la demande et les décisions ne se prennent plus en fonction de la quantité d’informations fournies. Ce n’est plus une affaire de persuasion, ou de conviction – autant de termes qui, à force de renvoyer à un monde révolu, nuisent à l’établissement d’un rapport d’intelligence entre le vendeur et le client. C’est désormais une affaire de construction commune : un vendeur qui connaît l’éventail des modalités d’utilisation de son offre – telles que relatées par d’autres clients – interagit avec un client désireux d’atteindre des objectifs tangibles et mesurables. A deux, chacun avec son bagage propre, ils sont en mesure de défricher le terrain des usages, d’apprécier ceux qui font sens dans le contexte du client et in fine d’en évaluer ensemble la valeur (voir schéma). Adieu les présentations mono directionnelles, bonjour les conversations discursives.
A l’issue de ces conversations, le client sera en mesure d’élaborer l’analyse coût-bénéfice servant de justification rationnelle à sa prise de décision d’achat. Il pourra notamment comparer les options qui se présentent à lui en fonction des variables qu’il cherchera à maximiser. De manière générale ces variables tombent dans l’une des trois catégories suivantes :
1. Minimiser le coût d’acquisition
2. Maximiser la valeur sur un laps de temps donné
3. Réduire la durée de recouvrement de l’investissement (payback period en anglais)
Le graphique suivant rend compte de la dynamique de choix à l’œuvre selon l’objectif recherché.
Comme le montre le graphe ci-dessus, si l’objectif est de minimiser l’investissement, c’est le produit 1 qui sera privilégié. En revanche, si la priorité est de minimiser le délai de recouvrement – temps nécessaire avant que la courbe des cash flows nets ne croise le point mort (Y=0) – ce sera le produit 2 qui offrira le meilleur résultat. Enfin, le souhait de maximiser la valeur nette générée sur l’ensemble de l’intervalle de temps considéré – 6 périodes – se traduira par l’élection du produit 3.
L’une des difficultés majeures qui se pose lors des démarches d’établissement de la proposition de valeur tient à ce que les attentes en matière de bénéfices reposent sur des a priori, des croyances. Personne n’est en mesure d’en garantir l’obtention effective. Pour rendre compte ce coefficient d’incertitude, de nombreuses organisations introduisent la notion de taux de confiance.
C’est là que les potentiomètres chers à Kathy Sierra rentrent en scène. Je vous invite à charger le document ci-après (ppt) , puis une fois qu’il est affiché à l’écran, à déplacer le curseur au gré de votre fantaisie, pour apprécier l’effet que peuvent provoquer des variations de votre taux de confiance.
Et c’est justement à ce stade que tout se complique. A partir du moment où des critères non rationnels sont pris en compte, tout peut arriver, y compris le fait de justifier a posteriori par la raison ce que le cœur aura choisi… A moins qu’il ne s’agisse tout simplement de la reconnaissance du phénomène classique selon lequel, même si les décisions complexes sont prises selon des critères émotionnels parfois difficiles à partager et à expliciter, elles sont toujours communiquées à l’aide de justifications économiques faisant la partie belle à la raison.
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