Un homme, une femme quelque part en Finlande.
ELLE : "Maintenant que je vous connais mieux, quelle est la chose que vous préférez dans notre langue ?"
LUI : "L'abessif."
ELLE : "L'abessif ? Mais c'est un cas, une déclinaison !"
LUI : "Une déclinaison des choses qui manquent. C'est très beau, c'est de la poésie ! C'est même très utile car en général, les choses qui nous manquent sont plus nombreuses que celles que nous avons. Les mots les plus beaux de ce monde devraient se décliner à l'abessif."
Ce dialogue, extrait du livre de Diego Marani intitulé "Nouvelle grammaire finnoise" aux éditions Payot & Rivages, dit l'histoire d'un homme en 1943 qui a perdu, suite à un choc violent, la mémoire de son passé. Ceux qui le côtoient veulent à tout prix lui (re)donner une identité et décrètent, sur la base de maigres indices, qu'il est finlandais. Commence alors pour lui le long et difficile apprentissage du finnois.
C'est en apprenant cet idiome sans genre, sans article et sans préposition, qu'il découvre les variations du nom au gré de seize [!] cas et donc déclinaisons. L'abessif est l'un d'entre eux. C'est le cas de l'absence. Il correspond à l'usage de la préposition "sans" en français. En finnois, il se manifeste par l'emploi du suffixe -ta. Ainsi, si koskenkorva est l'espoir, koskenkorvatta est l'absence d'espoir. Quelque chose entre le désespoir, le sans espoir et l'inespéré...
Est-ce l'effet du hasard -- le sans-dessein -- ou l'expression d'un trait national exclusif -- à moi, rien qu'à moi, sans toi ? A partir de 2002, le réalisateur de cinéma finlandais Aki Kaurismäki fait le plein des salles obscures avec "L'homme sans passé". Un homme atteint d'amnésie (encore !) découvre l'essentiel (l'art, l'amitié, l'amour) après avoir perdu son identité. Parallèlement à sa pérégrination poétique dans le monde, l'homme sans passé nous fait aussi toucher du doigt l'absurdité des constructions bâties sur l'identité : la police ségrégationiste, les banques sourcilleuses, la justice tatillonne et l'aide sociale déconnectée...
L'abessif serait-il une façon de révéler la présence cachée dans l'absence des choses ? Peut-être. En attendant, c'est certainement une porte ouverte vers une façon poétique de dire et de vivre le monde. Témoin cette définition du cinéma, toujours selon Kaurismäki : "Mon plan préféré, ce serait un mur, deux personnes devant le mur, la lumière et l’ombre. On enlève une personne : il reste une personne, le mur, la lumière et l’ombre. On enlève la deuxième personne : il reste le mur, la lumière et l’ombre. On enlève le mur : il reste la lumière et l’ombre. On enlève la lumière : il reste l’ombre. C’est ça, le cinéma."
Ne dit-on pas aussi que la beauté d'une oeuvre musicale se goûte dans la qualité des silences qui l'enveloppent ?
Chut...
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PS : Dans la même veine, mais écrit bien plus tard, ce billet sur la poésie de la relation amoureuse.
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