En vidant ma boîte email ce matin, je suis tombé en arrêt sur 2 messages. Le premier faisait référence à une étude de l'institut Nucleus Research intitulée "Les clients SAP sont 20% moins rentables que leurs confrères." Le deuxième email était un lien vers un site amusant dénommé "Le Lecteur de Pensée Virtuel" proposant une énigme troublante. Faites un tour sur le site, vous verrez, c'est bluffant de prime abord...
Quel rapport me direz-vous ? Apparemment aucun. Pourtant il en existe un. Dans les deux cas de figure, les auteurs jouent sur la mystification. Dans les deux cas, aussi, ils rendent l'illusion d'autant plus crédible qu'elle s'adosse à un fond scientifique : l'économie financière d'un côté, l'arithmétique de l'autre.
Je n'ai pas l'intention de dévoiler la solution de l'énigme arithmétique ; un bon sens logique devrait faire l'affaire. En revanche, le premier cas mérite un développement plus étendu.
En introduction à leur analyse, les consultants de Nucleus Research font référence à une campagne de publicité réalisée il y a moins d'un an par SAP où les clients de l'éditeur allemand étaient mis en avant au nom d'une performance réputée supérieure à la norme. La connexion mentale est simple : "achetez SAP, vous deviendrez meilleur que vos concurrents" ou encore "grâce aux logiciels SAP, vous allez améliorer votre rentabilité". Si vous êtes coutumiers des aérogares, vous aurez sans doute remarqué les sucettes gris et bleu avec le message : "Les entreprises les plus profitables utilisent SAP". De mon côté, à chaque fois que je passais devant une telle affiche, je ne manquais jamais d'éprouver une double irritation :
1. Sur la forme : comment les experts en communication de SAP ont-ils réussi cet exploit de laisser passer une faute de français sur un message comprenant 7 mots ? Car, que diantre, n'est-ce pas "rentable" qui correspond au "profitable" anglais ? L'adjectif "profitable" existe bien en français, mais pour signifier avantageux, dont on peut tirer profit... Un faux ami, donc.
2. Sur le fond : comment ces mêmes experts en marketing et communication ont-ils pu suggérer qu'il existait une équivalence entre leur produit et l'accroissement du résultat économique et financier de qui l'utilisait ? Un faux pas, cette fois.
Je vois dans l'expression de cette équivalence, le symptôme d'une singulière arrogance issue en droite ligne d'un moment -la fin des années 90- et d'un lieu -la Silicon Valley. C'était le temps où les entreprises achetaient de la technologie pour la technologie, le temps où les gourous du marketing des entreprises hi-tech pouvaient raconter strictement n'importe quoi, énonçaient sans preuve, sans vergogne, mais à voix haute, des "propositions de valeur" n'ayant rien à envier aux meilleurs morceaux de bravoure de la langue de bois soviétique de l'après 45.
Qui se souvient de Tom Siebel (fondateur de la société éponyme, récemment rachetée par Oracle) montrant sans sourciller devant une audience de 1.000 personnes à Paris une diapositive décrivant l'évolution du cours de bourse des clients Siebel, positionnée naturellement au-dessus de la courbe du S&P 500 ou du Dow Jones ? Qui n'a pas lu ou entendu ces messages obéissant à la sempiternelle structure : "Nos produits vont vous permettre d'augmenter votre performance dans tel domaine et dans telle proportion" ? Qui n'a pas eu à ce moment là le sentiment d'être victime d'un mesonge éhonté, d'être blousé ?
Dans pareil contexte, je ne trouve rien d'étonnant à ce que les consultants de Nucleus emploient un ton provocateur. Intituler une étude "Les clients SAP sont 20% moins rentables..." est pour le moins gonflé ! Mais là où ils sont malins, c'est que l'analyse qui étaye le titre a toutes les apparences de la rationalité économico-scientifique. Ils prennent la liste des 81 clients cités par SAP dans sa campagne de publicité, observent leur rentabilité sur base de leur Return On Equity (ROE), comparent pour chaque société comment son ROE se situe par rapport à la moyenne du secteur d'activité auquel elle appartient, puis en déduisent la différence. De là le fameux 20%. Imparable, non ?
Malheureusement, il y a encore duperie. Pour au moins trois raisons :
1. Contrairement à tout ce que peuvent prétendre les gourous du marketing hi-tech, la valeur matérielle ou intrinsèque des produits qu'ils commercialisent est quasi-nulle et ce n'est pas un acheteur professionnel de Carrefour qui me contredira. Seule compte la valeur induite par l'utilisation qui est faite des produits. C'est la loi d'airain du monde de l'immatériel. Et dans ce domaine, tout peut arriver. Je connais dans mon entourage quelqu'un qui est devenu millionnaire grâce à une utilisation "sioux" d'Excel et quelqu'un qui a été licencié suite à une utilisation malencontreuse du même Excel.
2. Qui est responsable de l'utilisation de la technologie ? Le client et rien que le client. Jamais le fournisseur.
3. Enfin, soyons raisonnables un instant. Au-delà de l'utilisation de telle ou telle technologie, n'y a-t-il pas d'autres facteurs qui concourent à la rentabilité d'une organisation ? Je ne sais pas moi : sa stratégie, son modèle économique, sa politique d'investissement, l'utilisation et la valorisation de son capital humain, la qualité de son équipe de direction, de ses canaux de distribution, sa capacité à innover, la pertinence de ses processus métier, la fidélité de ses clients, etc.
Si l'étude de Nucleus Research a pour vocation de rabattre le caquet à une entreprise ayant outrepassé ses droits en matière de communication, bravo c'est réussi. C'est la fameuse réponse du berger à la bergère. En revanche, si les consultants de Nucleus pensent sérieusement ce qu'ils écrivent, alors je crains qu'ils ne tombent dans les mêmes excès que ceux qu'ils décrient. Le drame dans toute cette histoire, c'est que la question de fond n'est pas traitée. Car, si j'en crois les commentaires, tantôt dithyrambiques, tantôt désabusés, que j'entends autour de moi sur le thème de l'utilisation des progiciels d'entreprise, il semblerait que la question soit plutôt : "comment tirer de la valeur de l'utilisation d'un progiciel d'entreprise ?"
Et là, étrangement, la littérature est mince.
Vanitas vanitatum.
Salut Jean-Marc,
J'ai eu bcp de plaisir à lire ton article.
Dans ta conclusion tu t'interroges sur la façon de tirer de la valeur des ERP. J'ose espérer que les dirigeants d'entreprise, avant d'investir plusieurs millions d'euros dans ces projets, se sont posés la question et n'ont pas succombé à un effet de mode.
Leur réflexion a certainement tourné autour de la mise en place des processus métiers, qui, une fois bien rodés sont créateurs de valeurs, puis à l'unicité de l'information qui lui permet d'être à jour, à la vitesse des traitements et flux qui facilite la remonté d'information en quasi temps réel.
Et c'est ce point qui me semble essentiel, car l'information, correctement mise en forme et dans les temps est le meilleur moyen de prendre les bonnes décisions pour l'équipe de direction.
Maintenant, mesurer factuellement une bonne décision, prise entre autre grace au tableau de bord des ERP me semble irréaliste, mais là est le point qui permet de justifier ou de se convaincre d'un tel investissement.
On pourrait prendre le problème à l'envers, sans bon tableau de bord au bon moment, comment prendre une bonne décision ? L'ERP reste un moyen mais n'est en aucun cas une finalité.
Amitiés
Greg
Rédigé par : Grégoire | 29/03/2006 à 16:22