Plus de sept cent mille personnes dans la rue pour dénoncer le projet de mise en place du Contrat Première Embauche (CPE). Ca faisait longtemps qu’on n’avait pas vu pareille mobilisation. Alors évidemment, cela donne à réfléchir. Pourquoi pareil émoi ? Un mot revient tout le temps sur les banderoles, dans les slogans, celui de précarité. Aux dires des manifestants, le CPE permettrait d’institutionnaliser la précarité, d’en faire la règle, là où elle demeurait l’exception.
Au début, je dois confesser que je ne comprenais pas l’émoi des jeunes. Après tout, me disais-je, le monde du travail est marqué du sceau de la précarité et ce à tous les échelons. Selon diverses études, la durée de vie moyenne en poste d’un PDG a été divisée par 10 en quelques années – il est vrai en échange d’une augmentation dans les mêmes proportions de sa rémunération. En l’espace de 20 ans de vie salariée, à titre personnel, j’ai fait 3 boîtes avant de créer la mienne – ce qui, à l’aune des critères communément admis aujourd’hui – illustre un comportement éminemment stable. Bien sûr, aux yeux de mes parents, qui n’ont connu chacun qu’un seul employeur entre la fin des études et la retraite, j’apparais comme un grand instable pris de bougeotte. Mais bon, autant se faire une raison : dans une société où tout conspire à valoriser la « zapping attitude » pourquoi diantre le monde du travail devrait-il rester le seul domaine où conserver un code de la permanence ?
Les années 80 avec leur cortège de seniors envoyés goûter aux charmes de la pré-retraite dès la cinquantaine, les victimes des plans de reclassement et autres programmes de restructuration, nous avaient pourtant clairement indiqué ce qui se jouait. Le contrat social entre l’employeur et l’employé avait été rompu. L’ère du zapping social venait de s’ouvrir. Côté employeur, les dirigeants prenaient des cours d’expression dramatique pour garder un visage inexpressif en annonçant des plans de délocalisation, en indiquant au personnel que certains d’entre eux étaient devenus redondants. Mais côté employé, c’était la liberté de zapper sans l’ombre d’un remords d’un employeur à l’autre au gré de conditions de rémunération plus attrayantes, d’une ambiance plus conviviale, d’un projet plus porteur d’avenir…
Mon incompréhension devant l’émoi provoqué par le projet de CPE venait du fait qu’il ne faisait, à mon sens, qu’entériner ce qui se vivait déjà depuis de longues années dans les entreprises : « je sais bien que tu peux me virer quand bon te semble, mais tu sais aussi que je peux prendre la fille de l’air dès que je le jugerai bon ».
Ma position a évolué depuis. Le problème posé par le CPE n’est pas tant – il me semble – dans l’instrument et l’utilisation qui pourra en être faite dans la sphère du travail ; il est dans les conséquences qu’il aura en dehors du monde du travail.
Car sans modification en parallèle du comportement des institutions bancaires, comment un détenteur de CPE pourra-t-il accéder au crédit ? Sans modification concomitante du comportement des propriétaires immobiliers, comment un détenteur de CPE pourra-t-il accéder à un toit ? Le gouvernement a-t-il prévu quelque chose dans ce domaine ?
La précarité n’est ni un bien ni un mal et placer le débat sur le plan éthique est sans doute maladroit. La précarité n’est après tout que la traduction d’un glissement des rapports sociaux depuis la fin des 30 Glorieuses, le prix à payer pour s’être abandonné corps et âme au culte du zapping. Finis le devoir de stabilité et la notion de permanence des choix auquel il astreignait. Vive le droit au changement et ce droit au changement, il est normal – équitable ? – que tout le monde puisse l’exercer en toute liberté : l’employeur comme l’employé. Pour autant, je ne peux que relever l’ironie de voir le gouvernement de la République Française proposer la mise en place d’un dispositif favorisant, ou à défaut institutionnalisant, la précarité dans le monde du travail. Les tenants de la laïcité auraient-ils oublié que précarité veut dire, étymologiquement, le fait d’obtenir quelque chose par la prière ?
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