Dans le recueil intitulé "Petites Chroniques du dimanche soir" publié récemment aux Editions du Pommier, Michel Serres (photo) rapporte comment , en 2003, au moment où la tension entre la France et les Etats-Unis était à son comble sur la question iraqienne, et alors qu'il s'apprêtait à animer une conférence devant un parterre d'étudiants texans, il se trouve dans le plus grand embarras lorsque son hôte et maître de conférence l'invite à s'expliquer sur ce qui sépare la position des deux pays.
Le piège est là, béant. Pourtant, Michel Serres ne se démonte pas. Il répond :
« Je suis né en 1930, date importante d’un point de vue historique, non pas pour ma personne, mais parce que ma mère fut la seule de son collège à trouver un mari, car le conflit de 14-18, horrible guerre, où il y a eu des millions de morts, avait tué tous les jeunes hommes ; je ne dois donc ma naissance qu’à un miracle. Mes premiers souvenirs datent de 1936 ; habitant non loin de la frontière d’Espagne, mes parents recevaient des réfugiés espagnols, rescapés de l’horrible guerre civile. D’autres souvenirs me rappellent 1939, quand ma petite ville de vingt-cinq mille habitants reçut soudain trois cent mille réfugiés de l’horrible guerre-éclair. D’autres souvenirs, encore, 1942-1945, guerre horrible où eut lieu la Shoah
À ce moment-là, il se redresse. Une fois debout, il dit : « Voici mes bras, mon cou, mes muscles et mes nerfs : mon corps n’a connu que la guerre ; j’ai un corps de guerre. »
Puis il se rassied et ajoute : « J’ai donc une âme de paix. »
A ce moment, Michel Serres relate que le plus grand silence régnait dans l'auditoire et que le chairman pleurait.
En privilégiant le témoignage à l'argumentation, en mettant son talent de conteur, de griot, au service de l'émotion, il va au-delà de l'explication demandée : il touche droit au but et réconcilie le coeur et l'esprit. Il réhabilite un savoir vieux de plusieurs millénaires, lorsque Aristote fixa les canons de l'art dramatique et formalisa la structure narrative, l'art de raconter des histoires.
A propos d'histoires, justement. J'en ai pêché une autre qui m'a plu, extraite cette fois du livre "Le Siège de l'Eglise Saint-Sauveur" de Goran Petrovic (photo). Je vous la livre telle quelle :
« Une fois, à Raguse [NDLR - aujourd'hui Dubrovnik, en Croatie], j'ai exécuté pour un riche navigateur un coffret en bois de rose dans lequel il voulait conserver ses traits juvéniles à l'abri des souffles de la bora. Il m'a proposé de me payer soit en or, soit d'une histoire qu'il me raconterait. J'ai réfléchi, je me suis dit : qu'ai-je à faire de l'or ? Il apporte la crainte. Alors que l'on peut toujours se réfugier dans une histoire, même lors des plus grands malheurs. Je lui ai donc demandé une histoire... » La parole est d'argent, le silence est d'or... Au-delà, dans l'échelle des valeurs, il y a la belle histoire !
Très belle histoire en effet... On voit le roman de Goran Petrovitch sur toutes les gondoles de librairie, je vais bien finir par l'acheter. Amos Oz a lui aussi ce "ton" lorsqu'il parle de littérature, et de son pouvoir de relier les hommes par autre chose que l'intérêt.
Rédigé par : aimzon | 13/09/2006 à 10:39
Pour vous Aimzon : Le roman de Goran Petrovic a eu le don de me faire rêver ; je l'ai trouvé très poétique, une perle de raffinement. Un rien "esthétisant". Quant à Amos Oz, il raconte aussi des histoires toutes empreintes de douceur, sur un autre rivage de la Méditerranée que le mauvais sort, la haine et le ressentiment semblent décidés à investir pour longtemps...
Rédigé par : Jean-Marc | 29/09/2006 à 02:41