Galet, gemme, pierre, lapis, caillou, roc... Que de mots pour désigner cette réalité apparemment banale... C'en est à devenir "stone".
Synagogue, église, curie, communauté... Là encore : multiplication des mêmes.
C'est un peu comme si nous nous servions du verbe pour créer artificiellement de la diversité, puis légitimer cette diversité par l'existence de vocables différents pour la nommer, l'assaillir enfin au nom d'une prétention (bien souvent illégitime) à la suprématie. Diviser pour nommer l'ennemi, puis le combattre. Les mots ont perdu leur innocence dans le procès de Création divine.
Pourtant, il nous est aussi donné de voir à l'oeuvre -- peu souvent, il est vrai -- le processus exactement inverse de regroupement autour du même vocable de réalités différentes. C'est le cas avec le mot église. Au fil du temps, l'Eglise comme communauté de croyance, comme rassemblement d'hommes et de femmes partageant la même foi, s'est pétrifiée. Le même mot est resté pour désigner l'assemblée des croyants en Christ et le lieu de culte. La seule différence est typographique : l'assemblée des hommes porte la majuscule (Eglise), le monument de pierre lui s'écrit en minuscule (église). Un mot unique pour le contenant (le bâtiment) et le contenu (la communauté), pour jouer sur l'indifférenciation, l'inversion des sens. Bel exemple de métonymie.
Magie du verbe. Au couple Eglise/église répond le couple Pierre/pierre. "Eh bien ! moi je te dis : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise..." (Mt 16 18). Le parallélisme est frappant : l'apôtre Pierre sera le socle autour duquel se construira la communauté des chrétiens, l'Eglise de Christ. La pierre-roche servira de soutènement à l'église, lieu de culte. Pourtant, l'effet miroir ne fonctionne qu'en français. En anglais, par exemple, la sentence de Jésus devient : "And so I say to you, you are Peter, and upon this rock I will build my church...". En allemand, Jésus dit : "Ich aber sage dir: Du bist Petrus und auf diesen Felsen werde ich meine Kirche bauen". Le jeu de mots ne fonctionne plus, le parallélisme disparaît, rendant par là même la formule étrange.
En espagnol, la proximité phonétique entre Pedro et pedra eût permis de restituer le trait d'esprit. Pourtant, la phrase est : "Y yo también te digo que tú eres Pedro, y sobre esta roca yo edificaré Mi iglesia". Il est bien connu que les Espagnols sont des gens sérieux. Il leur est peut-être apparu inconvenant de mélanger les marques du masculin & du féminin dans la transciption d'une parole sacrée. Si vous lisez le castillan, je vous invite à cliquer sur l'hyperlien et à vous référer au billet sous-jacent contestant la légitimité de Pierre comme fondateur de l'Eglise de Christ et premier pape d'icelle au nom -- entre autres éléments -- de cette différence de genre ! Peut-être nos amis Espagnols se seraient-ils aussi offusqués à la simple idée que Jésus, peu de temps avant d'annoncer la Passion à ses disciples, puisse leur offrir matière à sourire.
Car de façon tout à fait amusante, le jeu de mots que seule la version vernaculaire en français de la Bible est en mesure de rendre, a bel et bien existé dans la version originelle du texte. En araméen, le nom de Pierre est transcrit par Kephas et le roc se dit "kepha". C'est donc bien sur un quolibet que Jésus fonde son Eglise ; c'est sur un sourire que la chaire de Pierre est créée et avec elle des milliers de vaisseaux monumentaux portant nom d'églises. Le contenu et le contenant se confondent ; les hommes se réunissent pour échanger la parole divine dans des arches conçues pour les accueillir, l'alliance se définit un point de fixation, un locus.
Pierre : le nom propre d'élection resté à la postérité de celui qui s'appelait en réalité Simon Barjone, Cepha, ou Cephas. Pierre, le nom commun donné à un éclat de nature ennobli par une parole, une croyance, une foi. Car avant de s'appeler "petra", la pierre se disait "lapis" en latin. Entre les deux termes, il y a le génie créatif de l'homme accompagné par le sourire de Christ. Lapis désignait la pierre brute des tailleurs de gemmes (les lapidaires) ou celle que les scribes ou les Pharisiens étaient si prompts à jeter à la face de la femme adultère (la lapidation). Petra deviendrait lui cet objet dur sur lequel Jacob reposa sa tête avant de s'endormir et à partir duquel il rêva les allées-venues des anges sur une échelle jetée comme un pont entre terre et ciel. En songeant à relier ciel et terre, le fils d'Isaac, l'homme né du ventre de Sarah et du sourire de Dieu (Gn 21 6), ne devenait-il pas le premier pontifex, le pape originel ?
Eloge d'une transformation donc, d'un procès d'hominisation. Pour reprendre la jolie formule de Dominique Iogna-Prat dans son livre "monumental" intitulé "La Maison Dieu" : "Le passage d'une terme à l'autre a pour objet de marquer dans le langage le changement de qualité de la pierre : la pierre non faite d'homme (lapis) s'incarne en pierre du sacrifice (petra), laquelle consacre en quelque sorte les pierres de l'édifice chrétien" (p. 277).
Très belle analyse sur "Cephas".
Je pense que justement dans la Bible, Simon fut appellé Pierre, puis Cephas pour exclure le jeu de mot et bien confirmer qu'il (le Christ) parlait de la roche et non pas d'un homme.
Ce courrier est bien trop court pour que je puisse étayer mes propos.
A bientôt
Yann (tailleur de cephas)
Rédigé par : ART2PIR | 11/11/2008 à 10:14