A chaque fois que je me rends aux Etats-Unis, c'est toujours l'esprit habité d'un mélange de plaisir et de crainte. Or, la semaine dernière, j'étais à Chicago pour le compte d'un client.
Arrivée mardi après-midi vers 3:00 PM heure locale au terminal 5 de l'aéroport de O'Hare, réputé le plus grand du monde. Contrairement à l'habitude, le passage du contrôle de sécurité se passe sans traumastime. Il faut dire aussi que j'avais été dépouillé dès le départ de Paris de l'ensemble de mes armes de terreur, notamment ma mousse à raser, mon après-rasage et mon tube de dentifrice. En revanche, mon rasoir aura fait le voyage avec moi. Allez comprendre...
Sortie sur le parvis de l'aérogare. Là encore, je suis plutôt agréablement surpris. Je n'éprouve pas l'habituelle sensation d'oppression qui me gagne devant le gigantisme des installations ou l'omniprésence des panneaux publicitaires.
Tout semble trop beau pour être vrai. C'est justement là que va commencer pour moi une expérience inattendue de plongée sous apnée dans l'univers américain dans sa version cauchemardesque. Le chauffeur du taxi qui me conduit au centre de Chicago a un comportement des plus étranges : il freine de façon brutale et inopinée, a une fâcheuse tendance à glisser d'une voie à l'autre en douceur mais sans préavis ; il accélère sans raison dès que se profile un ralentissement à une centaine de mètres devant lui. Un coup d'oeil dans le rétroviseur me permet de voir qu'il est à deux doigts de s'endormir à tout moment. Il semble sous l'effet d'une drogue quelconque...
Dans un souci de se maintenir en éveil par tous les moyens, il a mis la radio à fond la caisse. Résultat : je profite d'une série ininterrompue de 30 minutes de news. Et là, je dois dire que je vais de surprise en surprise. Suivez plutôt avec moi l'enchaînement :
Première information : "En Illinois [l'état dont Chicago est la capitale], les femmes afro-américaines [noires en novlangue locale] ont 75% plus de chances de contracter un cancer du sein que leurs consoeurs caucasiennes [blanches en novlangue locale]."
La voix de la présentatrice est douce à l'écoute, Elle a un joli timbre et un ton parfaitement neutre. Je l'imagine blonde platine dans son studio, adepte assidue d'un programme Weight Watcher. Confession indéterminée. Sexualité en cours de détermination grâce à un psy de l'école jungerienne. Une vraie professionnelle sans l'ombre d'un doute.
(intermède publicitaire)
Deuxième information : "L'ancien patron d'Enron, Ken Lay, mort en prison en 2004, vient d'être reconnu non coupable dans la faillite fraduleuse de la société. Les plaignants [comprendre : les anciens salariés d'Enron qui avaient placé leurs économies dans un plan de retraite indexé sur les actions de la société] n'auront donc droit à aucun dédommagement."
(intermède musical de quelques secondes suivi d'une nouvelle pub)
Troisième et quatrième informations : "Irak. Découverte d'une cinquantaine de cadavres dans la ville de ____ faisant suite à des combats entre milices chiite et sunnite. Certaines victimes étaient décapitées."
"Irak toujours. 2 nouveaux soldats américains tués, ce qui porte le compteur des pertes de ce mois-ci à ___."
(intermède publicitaire)
Pendant que les info-catastrophes se déroulent sous la voix mélodieuse de la speakerine, je surveille du coin de l'oeil le chauffeur de taxi. Le véhicule tangue toujours de façon imprévisible, avec une préférence manifeste pour la file de droite. Les coups de klaxon se font de plus en plus pressants. Je commence à suffoquer. Je me surprends même à crier un magistral "STOOOOOP" alors qu'il se met à accélérer à l'approche d'un bloc de véhicules à l'arrêt. Il freine enfin... Je lève les yeux. Un panneau lumineux au-dessus des voies indique "Enlèvement d'enfant. Si vous voyez la voiture immatriculée _____ appelez le 800-XX-XX"
Mieux vaut que je me concentre sur les infos radio...
Cinquième information :
"Le débat pour les élections au Congrès bat son plein en Illinois. Les candidats sont Tammy Duckworth, candidate démocrate, revenue d’Irak amputée des deux jambes, et Peter Roskam, son adversaire républicain." Une insistance particulière est portée sur les circonstances qui ont conduit Madame Duckworth à perdre l'usage de ses jambes.
(Intermède musical. Régurgitation de publicités en rafales. Parmi elles, l'une en particulier retient mon attention : il s'agit de Philip Morris qui sponsorise un programme d'assistance pour cesser de fumer !)
Je suis désormais aux portes du central district. J'aperçois le métro aérien qui décrit cette fameuse boucle donnant son nom au centre de la ville : le loop. La délivrance est proche !
Je commence enfin à me détendre. Pourtant, la litanie des info-catastrophes continue. Et comme, le stock disponible au travers de l'actualité ne doit pas être suffisant, notre professionnelle des médias se lance dans un exercice de fiction-reportage sur le thème "Hausse de 20% des tarifs de l'électricité. Une coupure générale telle que celle enregistrée en 2001 en Californie pourrait-elle se produire chez nous, en Illinois ? Pour répondre à cette question, j'ai invité 2 experts..." Il s'ensuit un échange d'opinions surréaliste où s'affontent le tenant du "vous n'y pensez pas..." et celui du "absolument, car tout va à vau l'eau dans ce f***ing pays."
South Madison Avenue. Numéro 12. C'est là mon point de destination. Alors que, sain, sauf et soulagé, je règle la course au chauffeur, la radio diffuse un discours du Président G.W. Bush. Ce dernier explique en substance que les coups de griffe portés aux libertés fondamentales garanties par la Constitution sont non seulement nécessaires mais indispensables. "Ils consacrent la mission sacrée des Etats-Unis dans sa guerre contre le terrorisme ; ils illustrent notre détermination inébranlable..." Il n'y a pas à dire, je préfère les sucettes de Clinton à l'inébranlable de Bush junior.
La suite m'échappe. Je suis maintenant à l'air libre, al fresco. L'air est doux. Je respire enfin. En face de moi s'étend le parc du Millénaire (Millennium Park). J'y découvre le pavillon Jay Pritzker, suberbe auditorium conçu par Frank Gehry. Il y a aussi une étrange construction réfléchissante en forme de goutte de mercure ou de haricot. C'est le fameux Cloud Gate (porte des nuages) du britannique Anish Kapoor.
Il me vient alors à l'esprit que l'expression "al fresco" est très positivement connotée aux Etats-Unis. Elle renvoie de façon générique aux activités conduites à l'air libre, outdoor. Mais al fresco, c'est de l'outdoor, avec le plaisir en plus. Je me rappelle aussi ce qu'un ami romain m'avait dit au sujet de cette expression. Sais-tu, me confiait-il, qu'être al fresco, cela veut aussi dire être en prison ?
Serait-ce l'allégorie d'un pays devenu une prison dorée et dont la population est savamment maintenue dans un état de schizophrénie collective ?
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