Le soir est tombé sur le centre historique de Rome.
Les clochers de Sant'Agnese étincèlent de mille feux alors que la place Navona est déjà plongée dans l'obscurité.
Le Nil n'a plus besoin de se cacher. Il me reste à peine plus d'un petit quart d'heure avant de prendre un taxi, direction Fiumicino puis l'avion jusqu'à Paris. Un quart d'heure, c'est suffisant pour ramasser encore quelques miettes de plaisir simple. Les options sont innombrables : continuer à déambuler dans le labyrinthe des venelles du centro storico, siroter un limoncello bien frappé sur une terrasse de café... Je décide de faire un saut au palais Braschi, au coin de la place, où est présentée une exposition des photos d'Henri Cartier-Bresson prises quand il était à Rome. Un quart d'heure pour une expo. Absurde. Je me ravise et me dirige vers la librairie du musée où m'accueille un étrange individu au regard scrutateur et obstiné. L'image d'un vendeur pas comme les autres. Je lui demande le catalogue de l'expo. "Non c'è", me répond-il. Il n'y en a pas. D'ailleurs, il m'explique qu'il n'y en a jamais eu. Il hausse légèrement les épaules en signe de résignation. Puis il commence à m'interroger. En douceur. Il me demande d'où je viens... "C'est cet accent étrange," me dit-il. "Tiens, j'aurais dit du nord, mais sans pouvoir localiser précisément..." Quel vil flatteur... Il en vient à me demander si j'ai connu Cartier-Bresson. En voilà une question ! Devant mon étonnement, il me dit l'avoir vu à maintes reprises. Que lorsqu'il était à Rome, Pasolini lui servait de cicérone. Qu'il avait beaucoup mieux connu sa femme, Martine Franck, photographe elle aussi... Et de fil en aiguille, il me parle de l'école romaine de photographie, me cite des noms totalement inconnus jusque là, comme Franco Di Giamberardino, photographe de la misère, des va-nu-pieds et des "gueules" improbables. Il me demande si je suis architecte... Quelle drôle de question encore une fois ? Je lui dis que non, mais que j'aime le baroque. Il me cite alors un palanquée d'ouvrages sur le sujet, puis embraye sur la maison de Savoie décrite comme un aréopage de "barbares" ayant délibérément abîmé le coeur de la ville baroque avec leur vision de grandeur haussmannienne. Il me montre des photos de la ville à la fin du XIXème siècle.
- Vous reconnaissez cette église ? me demande-t-il.
- ... Sant'Andrea della Valle ???...
- Oui. Précisément. Et vous voyez ce palais qui la jouxte ?
- Oui.
- Détruit par les Piémontais lorsqu'ils ont percé le corso Victor Emmanuel II.
Il vole d'une page à l'autre. Les images se succèdent à un rythme effréné. Campidoglio avant : un entrelacs de rues convergeant plus ou moins vers le sommet du Capitole. Campidoglio après : l'infâme machine à écrire (Palais Victor Emmanuel II) écrase tout ce qui l'entoure de sa masse imposante. Encore une fois, les Piémontais sont sur la sellette, avec leur prétention idiote -- toujours selon mon vendeur -- à vouloir imiter les Français.
Voilà. Il est 7 heures passées maintenant. Je sors de la librairie tout étourdi. Je hèle un taxi. Une voiture s'arrête. C'est les bras chargés des livres que mon vendeur au regard hypnotique aura réussi à me fourguer et la tête pleine des images qu'il m'aura fait découvrir que je me glisse dans le véhicule blanc. Sur la portière figure le blason de la ville éternelle : la louve nourricière et les quatre lettrres SPQR.
S-P-Q-R. Sono pazzi questi Romani. En français, "ils sont fous ces Romains".
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