Le taxi me conduit vers l’aéroport de Fiumicino. Je feuillette distraitement "In nome della madre" (au nom de la mère), le dernier livre d’Erri de Luca (1). Je l’ai aperçu à la devanture de la librairie Feltrinelli, Largo Argentina, juste avant de prendre le taxi. J’ai été attiré par le titre et me suis rappelé les très belles pages qu’Erri de Luca a composées sur le destin de Marie dans Noyau d'olive. Marie, c'est la femme qui se tait, même quand son fils la renie. J’ai été aussi intrigué par le caractère hébreu en première de couverture : un "mem" tel que celui sculpté sur la photo en introduction de ce billet. Alors, même si je savais avoir des difficultés à lire dans une langue qui n’était pas la maternelle, j’ai acheté ce petit livre comme on embrasse une promesse.
Je suis maintenant confortablement installé dans l’avion. J’entame la lecture du Nom de la mère. Sans le savoir encore, je commence un voyage aux nombreux chemins de traverse. C’est d’abord le parcours de cette semence née du souffle d’un ange, hébergée dans les entrailles d’une jeune fille – "corps prêté par la nature à la providence" – puis portée à la vie dans la solitude d’une nuit d’hiver. C’est aussi l’histoire d’une transgression : celle de Joseph qui, contre l’évidence de l’adultère, la pression sociale et l’obéissance à la Loi hébraïque (2), défend son épouse avec l’obstination de la grâce. C’est enfin l’histoire d’une nuit, celle de la Nativité, l’œuvre de Marie – pour reprendre le titre de la nouvelle d’Erri de Luca dans Noyau d’olive. "Elle est à Marie la nativité, elle est sienne : tel est le très pur possessif qui revient aux mères et à personne d’autre. Ce fils est le sien, c’est elle qui le fait, avec le plus puissant et le plus naturel sens du verbe faire. Il est fait par elle, c’est d’elle qu’il reçoit sa nourriture, le format de ses organes, la mystérieuse perfection de la santé ; il sortira de sa chair fendue, de ses contractions."
Pour nous accompagner dans ces voyages, Erri de Luca nous montre le nom de Marie. En hébreu, Marie se dit Myriam. Son nom est enserré entre deux M. Or, en hébreu, le M (mem) s’écrit différemment selon sa place dans le mot. A l’initiale du mot (ou à toute autre place à l’exception de la fin), le mem ressemble à une personne qui ferait la roue. Le cercle est ouvert vers le bas. Avec un léger effort d’imagination, ne voyez-vous pas dans cette figure la représentation d’une femme qui accouche ? La parturiente se projette en avant, se met en boule pour accompagner l’expulsion de l’enfant en dehors de ses entrailles. La chair se fait chair.
Nativité. Ce moment n’appartient qu’à Marie. Car elle est seule dans cette épreuve. Dans l’étable, il n’y a pas de sage-femme – aucun évangéliste n’en fait mention – et selon la tradition, Joseph a dû rester à l’extérieur. Dans la solitude, avec pour seuls témoins le bœuf et l’âne, a lieu ce prodige inouï : une nuit d’hiver, une jeune fille vierge sans expérience, sans assistance, sans paroles d’encouragement, met au monde un enfant qui se présentera au monde comme le fils de Dieu. C'est une allégorie de l'alliance indéfectible entre le Très-Haut et le très bas. Au petit matin, Marie présente l’enfant à Joseph. Se faisant, elle donne l’enfant qui vient de naître au grand monde. Une boucle est bouclée. Un cycle se termine : celui de la parole devenue chair. Un nouveau commence par lequel la chair se fera parole. Marie a terminé sa mission.
Pour nous faire apprécier l’importance de ce qui vient de se jouer, Erri de Luca nous invite maintenant à arrêter notre regard sur la dernière lettre du nom de Myriam. Il s’agit d’un M à nouveau, mais comme il est placé à la fin du mot, il porte un autre nom – le mem sofit – et il s’écrit différemment.
Il ressemble à un champ clos. Il est occlusion, comme le ventre de Marie qui s’est refermé sur le mystère de la procréation. Au nom de la mère est terminé. Je referme le petit livre. En quatrième de couverture, au dessus du dessin du mem sofit, Erri de Luca a rajouté ces quelques mots que je trouve terribles :
"Au nom du père" inaugure le signe de croix. Au nom de la mère commence la vie.
L’avion a entamé sa descente sur Paris Charles de Gaulle. Je me campe dans mon siège. Je laisse derrière moi un magnifique petit ouvrage qui me parle du mystère de la vie et de la religion, la chaleur du soleil méditerranéen et les couleurs chatoyantes de Rome à l’automne. Les roues touchent le tarmac, la pression est inversée dans les réacteurs, les pneus crissent sur la piste.
Tout est achevé.
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(1) Nathalie Bouyssès, traductrice italien-français, consacre un joli site bilingue à Erri de Luca (pour accéder au site, cliquer ici).
(2) Selon la loi hébraïque, une femme accusée d’adultère qui n’aurait pas crié aux moments des faits pour alerter son voisinage sur l’offense subie est passible de peine de mort par lapidation. Or, comme en bien des circonstances clés qui émailleront sa vie, Marie se tait lorsque l’ange Gabriel lui annonce la nouvelle.
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Note : si vous souhaitez accéder directement aux autres épisodes de la série des "Histoires dédoublées", cliquez sur les liens suivants :
1. Le figaro de la fontaine de Trevi (épisode 1)
2. Commencer avec Le Bernin, finir avec Borromini (épisode 2)
3. Dialogue étrange avec le libraire du Palazzo Braschi (épisode 3)
Bonjour Jean-Marc,
Belle note sur Erri de Luca, qui est l'un des auteurs que je suis aussi avec le plus de rigueur et de ferveur. Cet incroyant, qui lit la Bible avec une acuité et une profondeur de vue bien supérieures à la plupart des religieux, défriche un chemin que nos temps d'intolérance rendent nécessaire. Au coeur de la modernité, interroger ces vieux textes fondateurs reste plus que jamais un geste de sauvegarde.
Traversée aérienne, ange annonciateur, souffle céleste, nos propres voyages se tissent de ces échanges : c'est avec la vision de l'envol du Concorde que Michel Serres ouvre son livre magnifique sur La Légende des Anges (Flammarion, 1993). Dans ce même premier chapitre, est representé le Gabriel du Polyptique de l'Annociation, des frères Van Eyck : "Message parfait, l'Annonce faite à Marie transforme le Verbe en Chair vivante et pensante, divine. Bavard, creux et vide, le langage ne signifie rien s'il ne s'incarne pas. Messager parfait, l'Archange Gabriel annonce à la Vierge qu'elle devient la mère de Dieu. Sa parole vaut un acte. Messagerie parfaite, l'Annonciation doit à cette excellence d'être la représentation la plus fréquente -et, peut-être la plus belle, de tout l'art occidental."
Rédigé par : Robin Plackert | 29/10/2006 à 10:19
Merci Jean-Marc,
j'ai découvert le livre de De Luca ce soir à la fnac montparnasse, je ne l'ai pas encore acheté , hesitant... j'ai préféré 'la divine comédie' de Dante.
je pense, apres avoir lu ton article, me le procurer.
je suis catholique 'pratiquant' (comme on dit stupidement) et je suis tres touché par la "foi" de ceux qui se disent non-croyant(ferre,camus,ect..).
le dogme de 'marie mere de Dieu' qui est une des appelations de la vierge Marie fut proclamé lors du concile d'Ephese en 431, mais , comme la plupart des dogmes, il est venu confirmer une croyance etablie des le debut du christianisme.
Rédigé par : prince Jean | 16/11/2006 à 22:20
Je viens de lire ce petit livre qui m'a beaucoup touchée. Je lis les articles dans les autres blogs, avant d'en écrire un dans le mien. J'ai pris l'habitude... Souvent je les cite d'ailleurs. Je trouve ce billet très bien écrit et intéressant, comme les commentaires d'ailleurs !
Rédigé par : Sylvie | 07/12/2007 à 21:57
Le premier livre que j'ai lu en italien, je devais avoir 15 ans alors, c'est "lettera a un bambino mai nato" de Oriana Fallaci...
Rédigé par : Traces | 23/05/2008 à 09:41