Mon père me parle rarement de sa jeunesse à Alger. Pourtant, il lui arrive parfois de laisser échapper un fragment d'histoire, comme un éclat d'histoire régurgitée de façon impromptue. C'est ainsi que je découvris que, en plein milieu de la 2ème guerre mondiale, les troupes américaines étaient restées plus de 6 mois cantonnées à Alger. Entre novembre 1942 (date du débarquement des troupes anglo-américaines sur les côtes d'Afrique du Nord) et juillet 1943 (date du débarquement de ces mêmes troupes en Sicile), les habitants d'Alger avaient partagé leur vie avec les soldats américains. Ce fut pour beaucoup la découverte des chewing gums, des Camel et du jazz. Même si mon père était sans doute trop jeune pour partager ces plaisirs, il semble y avoir goûté par procuration. L'un de ses grands cousins, en âge de jouir de cette aubaine, fut si puissamment séduit par ce mode de vie "made in USA", qu'il décida de tout plaquer -- études, famille et douceur de vie -- pour se faire enrôler dans l'armée américaine. Il suivit ainsi les boys dans leur lente progression en Italie, marcha sur Rome (après la prise de Monte Cassino par les "indigènes" de l'armée française), puis continua la guerre jusqu'en Allemagne. A la date de l'armistice, il résolut de ne pas rentrer chez lui en Algérie. Il semble qu'il fut encouragé par ses compagnons d'armes de traverser l'océan pour tenter une nouvelle vie dans cette terre promise d'alors qu'étaient les USA en 1945. C'est ce qu'il fit. Bien lui en prit, puisque sa carrière fut dès lors fulgurante. La "typical success story" à l'américaine, comme on aime les entendre. Greaaat!
J'aime ce fragment d'histoire familiale : il illustre que la vie peut s'écrire sur un coup de tête et que, même pour un garçon d'Alger en 1943, la liberté individuelle pouvait être plus forte que les conventions. Pourtant, derrière cette anecdote, se cachent les non-dits de la grande histoire. Ce que n'apprennent pas nos enfants dans les écoles, c'est que pour débarquer sur les côtes africaines, les anglo-américains ont dû batailler contre l'armée de Vichy. Il a fallu un putsch de la résistance à Alger, 3 jours de combats sanglants au Maroc et à Oran, avant que, faits prisonniers par Clark, les généraux Darlan et Juin ne demandent la cessation des hostilités. Indignité nationale. Silence, on tourne la page.
Entre-temps, cette semaine, la sortie du film "INDIGENES" dans les salles obscures représente l'un de ces courts-circuits dont je raffolle entre la Grande Histoire et les petites manoeuvres politiques à l'approche de l'échéance de 2007. Plus j'entends la logorrhèe sécuritaire de certains candidats à l'élection présidentielle dresser les contours du "bon immigré" pour mieux justifier une politique de refoulement aux frontières, plus j'ai besoin qu'on rappelle que la France qui combattait en 1943 n'était pas française, qu'elle était... indigène, c'est-à-dire représentée par les pères de certains des candidats à l'immigration d'aujourd'hui.
C'est une question d'équilibre des sons, de balance entre les graves & les aigus. De justice, aussi. Et de dignité.
Silence, on tourne.
Mes parents vivaient à cette periode à Alger. Fin 1942, mon père y faisait son service militaire ( dans les transmissions / armée de l'air je crois ) ... et a epousé ma mère en décembre 42 à Alger, ma mère qui vivait là-bas. Il connaissait Saint Exupery aussi ... beaucoup de soldats français sont partis se rallier au général de Gaulle alors ... et d'autres ont suivi les Américains au Monte Cassino ( mon oncle en faisait partie ) ... ils ont ce souvenir du débarquement des Américains qui avaient à essayer de faire la difference entre les pro-Darlan et ceux qui se ralliaient à la Résistance ... c'etait pas marqué sur le front des gens !
Rédigé par : Ghislaine | 10/07/2007 à 14:11
Incroyable !
Si j'en crois ton commentaire, Ghislaine, mon grand oncle & ton oncle auraient traîné leurs guêtres sur les mêmes sentiers secs et rocailleux qui devaient les conduire à Rome après avoir fait sauter le verrou de Monte Cassino, puis de là, vers la libération de la France. Encore une facétie de ces princes de Serendip sur lesquelles il m'arrive de divaguer. A ce propos, j'ai découvert aujourd'hui un joli néologisme pour traduire en français cette notion de "serendipity" : la "co-errance". Ce serait un peu comme marcher côte à côte sur les mêmes sentiers improbables, y collecter des signes, pour découvrir plus tard que tout cela portait un sens, une "cohérence". Qu'en dis-tu ?
Rédigé par : Jean-Marc à Ghislaine | 10/07/2007 à 15:23