Quand je vivais à Lisbonne, au mitan des années 80, j'étais fasciné par la beauté des crépuscules. Le soir, là-bas, avant que le soleil ne vienne s'éteindre englouti dans l'océan, l'estuaire du Tage se pare de mille feux, comme recouvert d'une fine pellicule d'or.
Lors d'une soirée très cosmopolite, alors que je m'abandonnais à la beauté de l'un de ces couchers de soleil particulièrement éclatants, un inconnu m'aborde par ses mots : "Chaque matin, je décide de quitter la ville pour rentrer chez moi. Mais le soir venu, ce spectacle m'amène à repousser ma décision au lendemain."
Sans perdre des yeux l'embrasement précédant la tombée de la nuit, nous faisons connaissance. L'inconnu m'explique, dans un portugais mâtiné de mots espagnols, qu'il est chilien, qu'il a fui son pays après le putsch d'Augusto Pinochet, un certain 11 septembre 1973. Il me parle de son pays, de ceux qu'il a laissés là-bas, de la souffrance de la séparation, de l'ouverture actuelle du régime, de la perspective d'un retour, enfin redevenue possible. Il me dit la jubilation devant ce retour tant désiré ; il me raconte sa souffrance de le voir sans cesse différé.
"Lisbona es una trampa" (1), me confie-t-il (en espagnol) en guise de conclusion à nos échanges impromptus. Cette ville est un piège. Puis, il s'en va rejoindre un autre groupe de convives.
Plus récemment, en me baladant à la nuit tombée vers la rue de Seine dans le VIème, je tombe en arrêt devant une affiche présentant une maison en ruine sur fond de décor littoral. L'affiche fait référence à une exposition de la galerie Kamel Mennour consacrée à Zineb Sedira.
Bien que ne connaissant pas l'artiste, aiguillonné par la seule curiosité inspirée par l'affiche, je décide de m'y rendre. C'est tout proche, au numéro 60 de la rue Mazarine. Au fond d'une allée pavée, je rentre dans la galerie. Les murs sont d'un blanc cru ; la lumière vive tranche avec l'obscurité au dehors. Le local reflète un agencement étrange. Un long corridor étroit mène vers une arrière-salle où est diffusé un court-métrage muet (And the road goes on). Je reviens maintenant sur mes pas. Avant de m'engager dans le corridor-ombilic, j'observe plus attentivement les photos affichées, ça et là, sur les murs.
Toutes les photos de l'exposition nommée Saphir (l'ambassadeur en arabe) montrent le littoral, près d'Alger. La tonalité générale est triste.
Ce ne sont que décombres, ruines, gravats. Les seuls individus qui y figurent sont prostrés ; ils portent sur leur visage ou leur silhouette les stigmates de la défaite. Les photos parlent de l'exil. C'est l'exil de ceux qui sont partis en laissant derrière eux les traces d'un passé colonial. C'est aussi le départ impossible de ceux qui rêvent d'une autre vie, le regard perdu vers le large. Pour eux, la mer est une frontière infranchissable.
Quand vous êtes à Alger, regarder la mer veut dire s'orienter vers le septentrion, scruter le Nord et ses grandes cités froides et opulentes. Comme l'écrit Arezki Mellal : "Ici, le soleil se couche à l’ouest, à gauche. Il se lève à l’est, à droite. La mer n’est ni à droite ni à gauche, elle vous envahit de face. Pour rentrer à Alger, on lui tourne le dos" (2). A Alger, le soleil au couchant ne plonge pas dans l'eau ; il reste à terre. Pas de promesse de voyage.
Quand vous êtes à Lisbonne, c'est tout l'inverse ; la mer s'étend au ponant. Le soleil peut bien y mourir (occident / occis) chaque soir, avec la nuit, monte irrepressible, la promesse volupteuse du voyage.
Onde a terra acaba e o mar começa.
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(1) A Valparaiso, ville qui, comme Lisbonne, donne sur l'occident, les couchers de soleil sont somptueux. Sur son blog appelé "Invitation au Voyage", Bertrand consacre une partie importante à son séjour dans cette cité. J'y ai trouvé un superbe billet intitulé 'Ville Piège'. Est-ce parce que nous sommes là au Chili, ou le simple effet d'une coïncidence ? Toujours est-il que j'ai trouvé à la lecture de ce notule des résonances avec mes souvenirs de Lisbonne.
(2) La citation est extraite d'une courte nouvelle intitulée "Regarde la mer" et publiée dans le numéro 4 de "La Pensée du midi" consacré à Alger.
Crédits photos :
La photo de la Tour de Belém sur fond de coucher de soleil a été empruntée au site de Martine da Silva (cliquer ici). Les deux autres photos proviennent, elles, de la collection Saphir de Zineb Sedira (cliquer ici).
Très flatté de me voir cité et "linké" ici...
Du coup, pour compléter le rapprochement entre Valparaiso et Lisbonne, je te précise qu'il y a peu, j'ai écrit un texte sur Lisbonne qui devrait te plaire :
http://bertrand-bertrand.over-blog.com/article-5781988.html
Rédigé par : Bertrand | 22/03/2007 à 22:34
Et de fait il m'a bien plu ton texte sur Lisbonne et ses inséparables sardines grillées.
Merci Bertrand de raviver des souvenir de plaisirs simples mais ô combien délicieux : la chaleur accablante de juin, l'odeur âcre de la sardine qui cuit, le grésillement des gouttes de graisse quand elle s'écrasent sur les braises, le goût enfin, inimitable.
Rédigé par : Jean-Marc à Bertrand | 22/03/2007 à 23:48
Je disais... Et en plus... Ma grand-mère maternelle était d'origine portugaise... Ça doit être la belle mer dorée...
Zineb Sedira. Que dire? «La maison de ma mère», vous vous en douterez... J'ai beaucoup aimé.
Rédigé par : Gaëna | 08/08/2007 à 17:06
En hommage à vos ascendances portugaises, Gaëna, la vision sans pareille, de Fernando Pessoa, ce grand poète qui n'aura jamais su appareiller :
"O fugues continuelles, départs, ivresse de l'Ailleurs ! / Ame éternelle des navigateurs et des navigations ! / Coques lentement reflétées dans les bassins, / Lorsque le navire largue le port !" (Ode Maritime)
Pessoa restera toute sa vie adulte à Lisbonne. Il ne connaîtra pas cette "ivresse des départs" à laquelle il fait allusion. Peut-être est-il aussi l'une de ces victimes hallucinées dont le regard s'est consumé à force de trop regarder la mer.
De votre côté, Gaëna, est-ce votre grand mère maternelle qui aura largué les amarres et entreprise le grand voyage vers les rives du Nouveau Monde ?
Rédigé par : Jean-Marc à Gaëna | 10/08/2007 à 09:44