Prenez un triangle équilatéral. Posez-le maintenant dans la nef d'une église. Il est aussitôt investi d'une puissante symbolique. C'est l'image reconnaissable entre toutes de la Sainte Trinité, avec ce premier paradoxe qui fait hurler la raison : 3 = 1.
Maintenant, partez de l'un des angles de la figure et promenez-vous sur l'un de ses côtés. Arrivé à l'angle opposé, observez le chemin parcouru. Découpez-le mentalement en 3 segments de longueur identique, ôtez le segment du milieu et posez sur ce segment une tente dont chaque côté aurait la longueur du segment que vous venez d'ôter. Répétez l'opération sur chacun des 3 côtés du triangle. Reconnaissez-vous la forme de la nouvelle structure que vous venez de construire ? Il s'agit de l'étoile de David.
Là encore, le symbole est lourd de signification. Dans la Bible, c'est le signe de l'Alliance, le bouclier qui dit l'appartenance au peuple du Dieu d'Israël, c'est le mariage entre le fini et l'infini, même si dans l'histoire des hommes, il a été le signe infâmant qui désignait la victime à ses bourreaux.
Mais revenons à notre pérégrination géométrique. Imaginez maintenant que vous répétez l'opération précédente : dès que vous repérez un segment de droite sur le pourtour de l'étoile de David, retirez-lui le tiers central et remplacez-le par un triangle équilatéral sans base. Après un nombre infini d'itérations, vous aurez créé une figure ressemblant étrangement à un flocon de neige.
Cette figure a été popularisée par le mathématicien suédois Helge von Koch en 1904. Sa forme est familière. Pourtant, elle possède des propriétés monstrueuses. Elle est continue, puisque vous pouvez en suivre le contour avec le doigt et revenir au point de départ. Pourtant, sa longueur est infinie. A chaque fois que vous avez remplacé un segment de droite de longueur l/3 par une tente, vous avez ajouté l/3 à la longueur totale de la figure. A chaque itération, vous avez rajouté plus de tentes, transformant la courte ligne droite en une piste dentelée plus longue que la précédente d'un facteur 4/3. Comme vous avez répété l'opération à l'infini, vous avez engendré une forme de longueur infinie.
Par ailleurs, sur le flocon de von Koch, il est impossible de tracer une tangente en aucun point le long de sa longueur infinie, tant le concave le dispute au convexe au point de s'interpénétrer mutuellement dans le non-décidable. Enfin, même s'il s'agit d'une ligne brisée, sa dimension est supérieure à 1. Benoît Mandelbrot, le théoricien de la géométrie fractale, a établi que la dimension du flocon de von Koch était le résultat de l'opération log4 / log3, soit environ 1,2618.
Voilà pour le voyage dans l'espace abstrait de la géométrie. Je vous propose maintenant un autre voyage, dans l'espace plus trivial que nous habitons. C'est aussi un voyage dans le temps. Je vous propose de vous rendre dans le centre de la Rome du milieu du XVIIème siècle. A quelques pas de la piazza Navona et de Sant'Agnese in Agone, l'un des chefs d'oeuvre de Francesco Borromini, vous pouvez découvrir une autre de ses réalisations majeures : l'église Sant'Ivo alla Sapienza. Je vous invite à y entrer. Une fois, en son sein, regardez le dessin par terre. Vous y découvrirez un triangle, celui de la Trinité. Vous y verrez aussi que Borromini, a placé un autre triangle équilatéral inversé sur le premier, reproduisant ainsi le schéma de l'étoile de David. Et puis, à chacun des angles de l'étoile, vous pourrez voir une série d'arcs, concaves pour les uns, convexes pour les autres. La vertu esthétique de ces arcs est incontestablement d'arrondir le rugueux. Mais cela ne vous rappelle-t-il rien ? Comment ne pas voir dans l'enchevêtrement des formes concaves et convexes, une représentation sculptée dans la pierre des itérations conduisant à la création du flocon de Koch ? Or, c'est de cette enchantement des formes, de ce dialogue inattendu entre les lignes brisées et les arcs de cercle que naît l'appréhension du divin. Comme le dit joliment Jake Morrissey dans son ouvrage intitulé "The Genius in the Design -- Bernini, Borromini, and the Rivalry That Transformed Rome" :
"The church seems to swell in surging waves, like the ebb and flow of a divine tide." (1)
Quelle audace dans le dessin ! Comment Borromini a-t-il pu, avec près de 4 siècles d'avance, avoir l'intuition de la géométrie fractale ? Par quel hasard, a-t-il senti la part de mystère contenue dans ce dessin de courbes et de lignes au point de le figer dans la pierre ?
Détachez maintenant votre regard du sol et élevez-le vers la coupole.
Laissez-vous étourdir par la conjugaison des lignes et des cercles. En vous plongeant dans la troisième dimension, laissez-vous charmer par le jeu des sphères esquissées se heurtant aux droites brisées. Doux vertige du divin.
Lorsque von Koch présenta son flocon au début du siècle dernier, la communauté des mathématiciens d'alors y vit un défi aux conventions des mathématiques traditionnelles. Lorsque Borromini figea dans la pierre de l'église Sant'Ivo alla Sapienza sa croyance en Dieu à travers un agencement géométrique très ressemblant de courbes et de lignes, nombreux furent ceux qui le conspuèrent. Certains en vinrent même à le traiter de "gothique", ce qui, à l'époque, dans le contexte de la contre-Réforme, avait valeur de disgrâce, de mise au ban de la communauté, de condamnation absolue.
En 1667, abandonné de tous hormis une poignée d'amis fidèles, Francesco Borromini mit un terme à sa vie. Il était alors complètement éclipsé par son grand rival, Gianlorenzo Bernini. Pourtant, le génie de Borromini en architecture devrait éclater au grand jour à la fin du XXème siècle. Parlant de lui, Frank Gehry, l'architecte américain du fameux musée Guggenheim de Bilbao, devait dire : "Tout ce que j'ai pu faire avait déjà été inventé par lui ; je n'ai rien fait de plus qu'il n'ait déjà fait."
Défi des conventions mathématiques d'un côté, défi des formes de l'architecture de l'autre. Dans un cas comme dans l'autre, nous touchons du bout des doigts aux correspondances intimes reliant le fini à l'infini, nous marchons sur les passerelles que des êtres de génie -- littéralement des bâtisseurs de ponts, des pontifes -- ont jeté entre nous et le divin. Souverain !
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(1) Op. cit. Edition Harper Perennial. p. 177. Traduction libre de votre serviteur : "L'église semble enfler à l'image des vagues en formation, comme le flux et le reflux d'une marée divine."
De passage sur votre blog au cours d'une promenade à la recherche de textes sur la géométrie sacrée j'ai eu grand plaisir à lire votre intéressant article. Merci. Ariaga.
Rédigé par : ariaga | 11/04/2007 à 17:43
Merci à vous, Ariaga, pour votre commentaire. Jean-Marc.
Rédigé par : Jean-Marc à Ariaga | 11/04/2007 à 19:32
Votre article fort intéressant me rappelle une récente conversation avec un ami très cher sur les bâtisseurs de cathédrales et les trésors qu'ils nous ont laissés qui me laisse toujours songeuse !
Rédigé par : Nana | 04/02/2008 à 01:01
Les secrets de ces grands vaisseaux de pierre sont effectivement insondables. Ce sont des nefs qui nous transportent vers d'autres mondes. Avez-vous fait un tour à la Sagrada Familia à Barcelone ? Je crois que rien d'aussi fou n'a été jamais conçu de main d'architecte...
Rédigé par : Jean-Marc à Nana | 05/02/2008 à 23:30