Saül revêtit David de sa tenue militaire, lui mit sur la tête un casque de bronze et lui fit endosser une cuirasse. Il ceignit David de son épée, par-dessus sa tenue, mais David essaya vainement de marcher, car il n'était pas entraîné, et il dit à Saül : "Je ne puis pas marcher avec cela, car je ne suis pas entraîné." On l'en débarrassa donc.
Ce passage extrait du premier livre de Samuel (1S 17, 38-39) situe l'action juste avant le combat singulier entre David et le philistin Goliath. Il préfigure déjà la longue rivalité entre Saül, l'emprunté, et David, l'oint de Dieu. Saül s'attache aux attributs de la royauté, David s'en détache ; il s'avance nu au combat, porté uniquement par un désir, celui de son maître, de Yahvé :
[...] David répondit au Philistin : "Tu marches contre moi avec l'épée, lance et javelot, mais moi, je marche contre toi au nom de Yahvé Sabaot, le Dieu des troupes d'Israël que tu as défiées." (1S 17, 45)
David est insolent ; il se sait aimé de Dieu. David est arrogant : enfant, il s'offre pour relever le défi. Il a toute confiance en Dieu. Il se sait touché par la grâce divine.
Qui dit grâce, dit beauté. Pas de surprise donc à ce que le David de la Bible, pétri par les mains de Michelangelo et de Donatello, ait donné deux des plus belles statues de la Renaissance. Dans les deux cas, les artistes ont représenté David à un moment bien précis : juste après qu'il eut réalisé son exploit, c'est-à-dire tué et décapité Goliath.
David courut et se tint debout sur le Philistin ; saisissant l'épée de celui-ci, il la tira du fourreau, il acheva le Philistin et lui trancha la tête. (1S 17, 51)
Regardez ces David. Ils sont beaux comme des Dieux dans leur relâchement. L'un comme l'autre sont au repos. Leur pose de vainqueur suggère l'ascendant qu'ils ont pris sur Goliath. Ils respirent la plénitude devant la tâche accomplie, le détachement, presque. Leur regard est vague, comme perdu. Ce sont les figures muettes d'une jouissance exquise, juste après la fureur du combat.
Regardez cette chute de reins chez le David Donatello. Le déhanchement subtil tient à la présence de la tête de Goliath, plus bas, sous les pieds du héros. Mais ce décrochement des hanches et la rondeur exquise de la fesse racontent tous deux le suprême contentement de la chair, quand cette dernière est comblée de s'être donnée.
C'est d'un autre David que je voudrais vous entretenir maintenant. Celui du Bernin, exposé à la villa Borghese, à Rome. Car celui-là raconte une toute autre histoire, ou plutôt, pour être exact, la même histoire mais à un moment différent. Ce moment est tellement fugace qu'il n'est pas décrit dans la Bible. C'est ce qui s'est passé entre "Il mit la main dans son sac et en prit une pierre..." et "... qu'il tira avec la fronde." (1S 17, 49). Pourtant, n'est-ce pas là que tout se joue ? Une fois que la pierre est lancée, nous savons que Goliath sera touché et qu'il va s'effondrer. Mais avant... Que se passe-t-il dans la tête de l'enfant David quand il met la pierre dans la fronde, qu'il doit discipliner son corps tout entier, donner à son tir la force et la précision requises pour toucher le Philistin au front ? Quelles pensées occupent son esprit lorsque son coprs, bandé comme un arc, lâche le projectile meurtrier ? Est-il encore habité de la bénédiction divine ? A-t-il peur ?
Ce sont toutes ces émotions que le Bernin a inscrites dans la pierre. Regardez le visage de David : il n'est que crispation, tension extrême. La chevelure hirsute, le regard fixant obstinément l'objectif, David sait que le destin va basculer là, dans les secondes qui viennent. Le froncement du sourcil dit l'inquiétude ; la commissure des lèvres traduit la hargne, la volonté de vaincre.
Regardez son corps maintenant : il est tordu dans le geste qui s'esquisse déjà. A ses pieds, vous ne trouverez pas de trophée, mais tout ce que l'enfant est prêt à sacrifier dans l'accomplissement de sa mission : la protection des hommes représentée par l'armure de Saül et la protection des Muses symbolisée par la harpe.
Pourtant, en tant que spectateur de cet instant de vérité, nous savons que le corps torsadé de l'enfant David va se détendre subitement dans le jet de la pierre. Nous pressentons le relâchement qui va suivre. Il y aura le halètement d'abord en voyant le géant philistin s'arrêter brutalement, puis la terreur en l'observant s'effondrer, le silence de la mise à mort, la joie enfin, pleine et profonde qui jaillira de la gorge et du coeur des soldats-spectateurs.
Le temps du combat sera alors terminé. David pourra reprendre sa harpe, rejoindre ses brebis, se défier de Saül, être roi enfin.
Alors est-ce à dire qu'en privilégiant l'instant sur la durée, les artistes du baroque nous ont détournés de la jouissance procurée par la beauté pleine, intemporelle, chère à leurs prédécesseurs de la Renaissance ? Peut-être. Mais en crispant leurs efforts sur l'instant, ils sont aussi devenu les maîtres de cette onde de choc qui précède l'orgasme (1).
Donatello, Michelangelo ou Bernini, dans les trois cas, les représentations de David ont un fort contenu érotique. Au risque de forcer le trait, pouvons-nous affirmer que le baroque condense l'extrême tension précédant l'instant de jouissance là où la Renaissance recherche la grâce extrême de la durée pleine, celle qui suit nos ébats amoureux ?
Au plaisir de lire votre avis sur la question...
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(1) Si vous êtes intéressé(e) par les connivences entre baroque & érotisme, je vous invite à lire le superbe article de Katrine Alexandre -- alias Miss K. -- sur l'extase de Sainte-Thérèse d'Avila du Bernin. Cela s'appelle "Jouissance et sainteté" et c'est sur le site de la Vénus littéraire. Tout un programme de délices à déflorer sans attendre !
Juste en passant , j'adore votre commentaire sur les David.
J'ai bien l'intention de revenir pour explorer davantage ces lieux.
Rédigé par : mj | 04/05/2007 à 15:57
Toutes mes félicitations pour vos commentaires de David! Toutefois, il me semblait que le David de Michel-Ange était plus dans l'attente de l'affrontement, avec son regard inquiet, aux sourcils froncés; bien que sa pose soit stable et assurée, ce léger froncement des sourcils serait-il le prémice d'un doute, voire de la peur ? Ou bien comme vous le supposez, la tension qui se relâche, avec toutefois une petite appréhension, comme quand on n'imagine pas avoir vaincu ?
Amicalement vôtre
Rédigé par : Pendragon | 13/05/2007 à 17:06
Mais faites donc, MJ. Au plaisir de lire sous forme de commentaires les traces de votre passage. Bien à vous. Jean-Marc
Rédigé par : Jean-Marc à MJ | 13/05/2007 à 19:02