Quand j'ai lu cette prédiction dans "Une brève histoire de l'avenir", le dernier livre de Jacques Attali, j'ai eu comme un électro-choc. Je n'ai pu m'empêcher de considérer qu'il s'agissait d'une idée absurde, d'une aporie.
Pourtant, en remâchant cette pensée dans tous les sens, je me suis rappelé une scène étonnante, que j'avais vécue en 1999. J'avais été invité par la Chambre de Commerce Franco-Américaine à une soirée consacrée au thème très à la mode à l'époque de la "Nouvelle Economie". J'étais attablé à côté de cadres dirigeants d'un grand conglomérat français consolidant plusieurs dizaines de milliards d'euros de chiffre d'affaires et employant plus de 100.000 personnes sur tous les continents.
C'était une coutume déjà bien établie dans ce milieu : ses représentants passaient le plus clair de leur temps à brocarder l'Etat, surtout dans sa version Etat-Providence. Ils en dénonçaient à qui-mieux-mieux l'impéritie face à la gestion des enjeux trans-frontaliers posés par le développement de l'économie Internet. Ils prononçaient la faillite anticipée des mécanismes de redistribution, le triomphe de la retraite par capitalisation, s'insurgeaient devant l'idée de diminution du temps de travail, responsable, selon eux, de tous les maux, de la chute de la valeur "travail"... Si vous côtoyez ce genre de personnes, je pense que vous n'aurez pas de mal à imaginer le propos, tant il est répandu.
Mais derrière l'antienne bien-pensante et somme toute inoffensive, j'assistai au basculement vers quelque chose de résolument nouveau. Mes convives de circonstance venaient de changer soudain de registre. Ils se réjouissaient maintenant de la lenteur des Etats à prononcer le droit associé aux nouvelles formes d'échange marchand rendues possibles avec Internet. En l'absence de règle pour déterminer un lieu de transaction (celui de l'acheteur ? du vendeur ? du site marchand ?), les Etats perdaient leur aptitude à lever l'impôt. Pas d'impôt, cela procurait un avantage de poids pour conduire une guerre des prix. A terme, cela signifiait l'effondrement des acteurs traditionnels, des entreprises avec pignon sur rue, donc adresse fiscale. Dans le jargon de l'époque, ces entreprises traditionnelles étaient appelées des "brick and mortar". L'expression renvoyait au capitalisme "ringard" de grand papa, avec sièges sociaux en pierre de taille, moquette épaisse à l'étage de la direction, ouvriers dans les usines le jour et les assommoirs le soir, chauffeur au bas de l'immeuble, etc. L'avenir appartenait, toujours selons mes commensaux, aux entreprises trop adroites pour disposer d'une adresse, des sociétés qui sauraient se déplacer à la vitesse du "byte". Il ne s'agissait pas seulement de produire dans les pays à bas coûts de revient, de distribuer dans les pays à fort pouvoir d'achat pour consolider dans les pays complaisants fiscalement. Il s'agissait de quelque chose d'inouï : profiter des espaces de non-droit associés au développement d'internet pour les occuper, y amasser le plus de profits possibles, le temps d'une impunité toute provisoire. Une fois repéré, il faudrait alors disparaître avant de se faire prendre, se recréer sous une forme différente dans un autre espace de non-droit et répéter l'opération ad libitum... A ma plus grande surprise, mes voisins évoquaient un monde aux allures de labyrinthe, de la plus extrême complexité ; ils décrivaient, avec force détails financiers et mots anglo-saxons, un monde insoupçonné que tout apparentait à la piraterie des XVII et XVIIème siècles.
Les pirates... Il s'agit justement d'une catégorie de population dont Jacques Attali prédit le développement durant cette phase de notre futur qui verra l'ordre marchand capitaliste combattre, puis vaincre les démocraties. Dans ce processus de déconstruction de l'autorité politique territoriale, les Etats-Unis d'Amérique devraient être les derniers à tomber.
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