Dans sa préface de l'Art de la prudence (aussi intitulé l'Homme de cour) de Baltasar Gracián, Jean-Claude Masson, le spécialiste de la littérature de langue espagnole, écrit de superbes lignes où il met en opposition traverses de chemin de fer et chemins de traverse tout court :
" La logique baroque est tout à l'opposé de celle du chemin de fer : elle avance par volutes, elle multiplie à plaisir les méandres, sachant que seul le chemin invente le sens. "
Plus loin, il ajoute :
" Le baroque, sous son foisonnement, sous l'ostentation, est la conscience aiguë du manque. La richesse luxuriante - luxure riante - n'est pas une affirmation victorieuse : elle masque une instabilité. Dans son obsession de la dépense, de toute dépense, dans son immense prodigalité, jumelle de la mort, l'homme baroque se paie le luxe d'une doublure : un équilibriste qui danse sur le fil, tandis que l'autre moi, le moi latent, est percé des sept épées de la mélancolie. "
(Dessin extrait du site des "Carnets de Gil" -Gilbert Guillemot- intitulé "L'équilibriste")
Le luxe d'une doublure. Doublure. Voilà le mot qui me manquait. Ne trouvez-vous pas qu'à force de sacraliser l'individu au détriment du collectif, nous explorons toujours plus avant les contours d'un monde de solitude. Les face-à-face n'ont plus la brillance exquise des dialogues de courtisans, faute de lieux de rencontre où laisser s'épanouir les conversations. Désormais, nos agoras sont virtuelles, elles s'appellent des forums. Ici aussi, Athènes cède la place à Rome. Mais c'est une nouvelle Rome qui se construit sous nos yeux. Dans cette nouvelle cité aux multiples placettes et lieux d'échange virtuels, nous laissons des parts de nous-même -des éclats de notre moi- nous représenter derrière des pseudos ou des avatars. Gracián nous prévient dans l'Homme de cour : la prudence requiert que nous dissimulions parfois notre identité. Alors nous en créons à foison, des identités. Nous laissons prospérer sur le monde virtuel des doublures, des ambassadeurs de celui ou celle que nous croyons être. Celui ou celle, je maintiens. Car bien que mon état-civil me range dans la catégorie des mâles, je ne vois pas ce qui me retient de créer une image "femelle" de moi. Je vais enfin pouvoir goûter au plaisir d'être brûlée par le regard désirant d'un homme. Vertige. Je deviens un ange, vous savez, ces créatures dont la détermination sexuelle est si complexe. Mieux, en créant les intercesseurs de mon moi, je m'offre le luxe (et vous avez vu que la luxure n'était pas loin) de fonder autour de ma petite personne une théorie d'anges. J'en voudrais 9. Tout près de moi, il y aura un Séraphin, un Chérubin et un Trône. Il faudra que je nomme un archange aussi, en charge de la communication des grandes nouvelles. Surtout de pas oublier de façonner un ange gardien : avec toutes ces identités à gérer, il faudra bien quelqu'un pour m'aider... personnellement !
Comme un corps qui se découple, une fleur qui éclôt et se dresse vers la lumière, je m'en vais détourer les facettes de ma personnalité et en projeter les éclats - sous l'apparence d'anges - dans des blogs, des wikis ou des univers virtuels type Second Life, ici, là, ou ailleurs.
Comme Arlequin, je couds sur mon costume des carrés de couleurs, correspondant aux fragments de mon identité composite. Comme lui, ma parure brille de mille feux, mais mon visage se cache derrière un masque.
Hier, j'étais une seule personne. Intégrité. J'avais une seule carte d'identité spécifiant mon nom, mon âge et mon adresse. Il était facile de me trouver. J'assumais mon appartenance à une série de collectifs censés représenter mes choix, mes valeurs. Je portais sur moi les stigmates d'un moi sur-déterminé : carte du parti, étoile de David ou prépuce ôté. Je pouvais être désigné, montré du doigt. Mes allées et venues, mes attributs physiques, mes filiations éléctives ou non, tout me trahissait. Paradoxe : j'étais intègre (tout en un), j'étais trahi (trop visible, trop lisible).
Aujourd'hui, j'ai toujours une carte d'identité, mais je m'en sers beaucoup moins. Quand on me demande mon adresse, je suis plus enclin à donner mon adresse courriel que celle de mon domicile. Mieux encore, je donne mon numéro de portable, comme ça au moins, tu pourras me joindre n'importe où. Délocalisation du moi, ubiquité.
Aujourd'hui, je gère plusieurs identités, plusieurs représentations de moi dans plusieurs univers parallèles, plusieurs cercles. Certes, je n'ai pas encore créé d'avatar pour me représenter dans un métaverse à la Second Life, mais cela pourrait arriver un jour. Pour autant et avant que cela ne survienne éventuellement, vous pouvez dès maintenant emprunter de nombreux chemins pour me trouver. A chaque fois, vous tomberez sur une différente version de moi. Il y a la version physique (toujours là, même si mes déplacements permanents à droite, à gauche la rendent difficile à saisir). Il y a la version professionnelle que vous pouvez choper sur LinkedIn, Viaduc/Viadeo, ou sur mon blog professionnel. Il y a aussi, cette version de moi que vous découvrez en lisant ces lignes : fils de la Méditerranée et donc de la lumière, amoureux du baroque, du trompe-l'oeil et de la démesure, des anacoluthes et des anamorphoses.
J'étais intègre, je suis fractal : en jouissant de la faculté de me multiplier, de croître au travers de mes hétéronymes, me voilà propulsé au rang de démiurge. Dissolution.
Avez-vous remarqué le dernier numéro de Time Magazine ? Avez-vous vu qu'il était dédié à l'homme ou la femme de l'année... Qui est-ce me demandez-vous ?
"You" ! Donc vous. Et si c'est vous, c'est donc moi. Quand j'ai vu pour la première fois la couverture dans un kiosque de la Gare de Lyon, ma première réaction fut de jubilation. Mais très vite la vanité laissa place au désarroi : en feuilletant les pages de la revue, je me demandais intérieurement : "Mais à quelle version de mon moi font-ils allusion ?" Ne trouvant pas la réponse à la question, je reposai, dépité, le magazine sur le rayon.
Sur ces bonnes paroles, il nous reste - à moi, à mes avatars, pseudos et autres hétéronymes - qu'à vous souhaiter, chèr(e) lectrice ou lecteur inconnu(e), un passage en grande pompe dans la nouvelle année. Car il est dit que 2007 sera résolument baroque !
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Note : Si vous désirez vous laisser étourdir par une analyse savante de l'Art de la prudence de Gracián, je vous invite à lire le texte de Karl Alfred Blüher dans la revue Asterion. C'est ici.
ciao Jean-Marc! L'art baroque peut être belle à regarder, mais pour moi il n'y a rien de plus beau d'un oeuvre qui, tout en étant belle, te fait aussi réfléchir. Pour ça les classiques grecs étaient des maîtres, rien de plus beau d'une statue qui communique la profondeur d'une pensée à qui la regarde. Sinon, buon anno! ciao!
Rédigé par : Barbara | 31/12/2006 à 15:57
Donc au final toi c'est un peu mwa, non ?
Alors toi + mwa = quoi ?
Le mystère reste entier ...
Je voulais vous féliz(site) pour se superbe blog dont je n'ai fait qu'une bouchée. Et j'ai vraiment eu du plaisir à regarder.
Bonne continuation et surtout bon blogage
Rédigé par : Damien L. | 13/05/2008 à 18:40