Régulièrement, le samedi matin, je vais faire mes emplettes sur le marché de la Garenne-Colombes. Faire les courses a toujours eu pour moi un côté rébarbatif. Pourtant, là, je dois dire que j'apprécie. Les jours de marché et le samedi notamment, la grande halle couverte de la place de l'Eglise grouille de monde. C'est peine de se frayer un chemin dans la foule. Vous êtes délicieusement accablé d'effluves parfois inattendus : le cumin ou la cardamome se mélangent aux odeurs des fromages à pâte cuite. Les corps se frôlent dans les allées. Les enfants filent entre les jambes comme des lutins en goguette. Des sourires sans arrière-pensée sont échangés. Même à deux pas de Paris, ça sent bon la province ; ça sent bon la France.
Et puis, sur la place, j'ai aussi trouvé un lieu magique. Il s'agit d'une petite librairie à la devanture vert-pomme : "Les Mots en Marge". Entrez donc. Même (et surtout) si vous n'avez pas l'intention d'acheter un livre. Ne vous laissez pas dissuader par la porte, difficile à ouvrir, quasiment impossible à refermer derrière vous. L'endroit est d'une clarté étonnante ; un véritable puits de lumière. Les livres sont disposés avec goût. Vous pouvez les embrasser d'un seul regard circulaire panoramique. Les coups de coeur y sont déginés par un petit médaillon.
Cet endroit respire le bonheur. Nathalie, qui a ouvert la librairie il y environ 15 mois, est toujours disponible pour échanger autour de ses impressions de lecture. Je m'enquiers régulièrement pour savoir ce qu'elle, ou Elisabeth, sa collaboratrice, ont aimé. C'est toujours simplement & joliment dit.
Enfin, vous n'êtes jamais à l'abri d'une surprise. Il y a deux semaines, le 9 décembre pour être précis, alors que j'entrais dans la librairie accompagné de mon père, nous tombons sur Anne-Marie Garat qui signe ses livres. Anne-Marie a le regard pétillant et le verbe haut. Elle entretient avec les mots un rapport d'intimité respectueuse & amusée, comme avec des compagnons de jeu exigeants.
Elle virevolte d'un livre à l'autre : la rotonde, les mal famées, dans la main du diable... Pour chacun d'eux, elle se lance avec pétulance dans une digression inattendue. "Savez-vous", demande-t-elle, "que le diable est à l'origine du roman ?" Etonnement. Le raisonnement est pourtant limpide. Dans le jardin d'Eden, règne l'éternité. Puis vient la tentation et la déchéance. Avec elle, nous devenons mortels. Le temps historique vient de naître sur un pied-de-nez du Malin. Désormais, il y a un avant et un après. On peut dire "il était une fois". Voilà venu le temps du récit. Les fils d'Adam vont se mettre à raconter, à écrire. Et avec la relation, naît le grand-oeuvre de falsification du réel, de trahison des faits. Les mots se font chair, mais derrière leur écoulement se cache la figure goguenarde du démon.
A peine le temps de souffler, qu'Anne-Marie est repartie sur un tout autre sujet. Elle parle maintenant de la disparition des panoramas à la fin du XIXè siècle, ces grandes salles circulaires aux murs peints où vous pouviez visualiser une scène à 360°. Avant d'être progressivement remplacés par les salles de cinéma, il y aurait eu près de 500 panoramas en Europe. Le cinéma, justement. 24 images fixes à la seconde pour donner l'illusion du mouvement. Et hop ! Pirouette, cacahuète... Anne-Marie se lance dans l'évocation de l'intrigue de la rotonde. Allegro presto.
Ce jour-là, aux Mots en Marge, grâce à Anne-Marie Garat, la truculence et la virtuosité étaient à l'honneur. Pourtant, de façon générale, quand j'ouvre la porte de la petite librairie de la Garenne, je viens le plus souvent goûter un moment de paix, de sérénité. Dans tous les cas, il s'agit d'une variation sur le thème du bonheur.
C'est mon esconderijo.
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Librairie "Les Mots en Marge" - 11, place de la Liberté - 92250 La Garenne Colombes - Téléphone : +33 (0)1 42 42 85 86 - Nathalie Iris.
Notes : j'ai découvert ce matin deux notes de "bloggueurs" sur des oeuvres d'Anne-Marie Garat :
1. Une très jolie critique de "Dans la main du diable" sur le blog d'un compatriote vivant à l'étranger appelé "La France vue d'ailleurs" ;
2. Un beau billet appelé "L'insensée en elle avait raison" (citation sous forme de jeu de mots [encore un ! ] extraite des mal famées) sur Cuneipage.
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