Je reviens d'une semaine à Madrid. Cela faisait précisément 10 ans que je n'y avais pas mis les pieds. J'y ai retrouvé avec plaisir les cervecerias (brasseries) de la plaza Santa Ana, les allées du Retiro, la saveur du chuleton (côte de boeuf) navarrais et l'alignement des salles du Prado. J'ai pu aussi apprécier les efforts pour embellir la ville : plus de voiture sur la plaza del Oriente et une unique publicité sur les toits de la plaza del Sol, la légendaire réclame pour Tio Pepe.
Pourtant, est-ce parce que des collègues de travail mexicains m'y ont raconté comment, chez eux, l'Etat et les classes possédantes jouaient de connivence au détriment des 100 millions de pauvres que compte le pays ? Est-ce parce que je n'ai plus retrouvé l'Hotel Reina Victoria, désormais rebaptisé Melia yo-no-sé-que ? Est-ce parce que je ne parvenais plus à me représenter le charme désuet de son hall trop vaste où se donnaient rendez-vous toreadores, aficionados et grandes horizontales pour commenter avec passion, verre de manzanilla en main, les prouesses des uns et la mala suerte des autres ? Est-ce parce que mes pas m'ont porté trop près de l'ange déchu du Retiro ?
Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai éprouvé durant mon séjour madrilène une sensation étrange de désespérance. La lecture du dernier livre d'Arturo Perez-Reverte traduit en français : "Le Peintre de Batailles" y est pour beaucoup. Je crois n'avoir rien lu d'aussi fort, d'aussi perturbant depuis bien longtemps.
C'est un livre sur la cruauté humaine. Pour le commun des mortels comme moi, la cruauté est une manifestation exceptionnelle, presque une anomalie, un accident de parcours. Mais pour Perez-Reverte, anciennement reporter photographique spécialisé dans la couverture des conflits, c'est tout le contraire. La cruauté est l'encre même avec laquelle s'écrit notre histoire ; elle est la compagne fidèle de nos actes de tous les jours, en temps de paix comme en temps de guerre. Même si pendant les guerres, la cruauté apparaît sans fard et confine à l'horreur, Arturo Perez-Reverte nous montre qu'elle était déjà bien présente dans notre existence banale d'être civilisé et policé. Encore fallait-il en accepter la compagnie, en discerner les formes et en comprendre la langue.
C'est à cet exercice que l'auteur nous convie. Dans un décor sobre représenté par une tour dominant la Méditerranée, j'ai assisté à un huis-clos époustoufflant entre deux personnages que rien a priori ne devait faire se côtoyer. D'un côté, il y a Faulques, le photographe de guerre professionnel renommé. Frustré de ne pas avoir su rendre visible dans ses photos la filiation étroite entre l'horreur de la guerre et la cruauté qui nous habite dans notre vie de tous les jours, il entreprend de peindre une vaste fresque murale dans sa tour pour rendre avec le pinceau ce qu'il n'a pas pu capter avec l'appareil. De l'autre côté, il y a Markovic, le soldat dont le destin a basculé lorsque sa photo, prise par Faulques, a fait la une des journaux. Sa femme et son fils, restés dans une zone contrôlée par les serbes, paieront de leur vie la découverte de ce cliché qui dénonce l'homme derrière l'uniforme... croate.
Au bout du voyage, il y aura la mort des deux protagonistes. Entre la rencontre improbable au début du livre et la mort inévitable à sa fin, il y aura un parcours hallucinant embrassant les plus grands noms de l'art pictural européen : Paolo Uccello, Goya, Chagall, De Chirico, etc. Dans ce voyage à travers les âges, un fil conducteur ressassé ad nauseam : il y a des règles au chaos à qui sait regarder, il y a une topologie de l'horreur pour qui sait comprendre la mesure de nos actes.
Comme j'étais à Madrid, dans la ville où nombre des toiles évoquées étaient visibles, je décidai de profiter du peu de temps disponible le dernier soir pour me rendre au musée du Prado. Mon programme était simple. Je voulais juste y contempler deux toiles : "La Victoire de Fleurus" de Vicente Carducho et "Duel à coups de gourdin" de Francisco Goya.
Une fois arrivé au musée, j'appris, qu'en raison de travaux, les oeuvres de Carducho n'étaient pas exposées. Je pus donc consacrer tout mon temps au "Duel à coups de gourdin" de Goya.
En observant les deux combattants, englués dans la terre jusqu'au genou, je fis mien le commentaire d'Arturo Perez-Reverte : "le plus cruel symbole de la guerre civile qui ait jamais été peint. En comparaison, le Guernica de Picasso était un exercice de style" (page 93).
Mais il y a plus. En me rendant dans la partie du musée consacrée aux peintures "noires" de Goya, j'étais passé devant les chefs-d'oeuvre que sont le "Dos de Mayo" et "les fusillés de la Moncloa", exposés à côté l'un de l'autre. Je ne pus donc éviter le regard halluciné d'effroi, les yeux exorbités du mamelouk prêt à frapper. Je fus saisi par la supplication du condamné à mort vers la poitrine de qui pointent les fusils, ces mêmes fusils que la langue ordinaire affuble d'une âme.
Je croyais avoir mon compte d'horreur. Je me trompais. En me dirigeant vers la sortie, mes pas me menèrent devant "Le Triomphe de la Mort" de Pierre Brueghel l'Ancien. Corps meurtris, déchirés, déchiquetés.
La cruauté était partout. Omniprésente. Dans un tableau de Bosch intitulé "La meule de foin", la scène eût semblé bucolique, s'il n'y avait pas eu en premier plan, un homme égorgeant un semblable. Indifférence du groupe. Banalité de l'horreur. De salle en salle, partout des meurtres plus ou moins rituels, des décollations (celle de Jean le Baptiste, celle de Goliath du Caravage, même si la finesse de traits de David donne une douceur inattendue à la scène), des descentes de croix, des larmes de mère... Je suis même passé devant deux Saturnes dévorant un enfant : par le torse chez Rubens (yeux exorbités de l'enfant), par la tête chez Goya (yeux exorbités du dieu)...
Je sortais, enfin. L'air vif de la nuit hivernale m'aida à remettre un peu d'ordre dans ma tête, brutalisée par la répétition de l'horreur.
Continuer de vivre, pourtant. "Il faut accepter de voir, dans l'enfant, le bourreau qui sommeille et en même temps être capable de caresser l'enfant, de se voir soi-même dans l'enfant" (Arturo Perez Reverte, lors d'une interview à La Croix, publié le 3 janvier 2007).
Nos baisers doivent-ils toujours porter le goût du sang sur les lèvres ?
Ton style est divin, chacun de tes billet est une nourriture de l'esprit qui se déguste avec gourmandise. On a juste envie d'en savoir plus et de fouiller de son côté. Merci!
Rédigé par : sandrette | 15/01/2007 à 23:20
Sandra,
Merci pour ton commentaire. Je suis très touché. Et vive la gourmandise !
Rédigé par : Jean-Marc | 16/01/2007 à 11:35