Récemment, une amie m'a offert un livre à la couverture grise intitulé "Eloge de l'ombre". L'auteur, Jun'ichirô Tanizaki, est un dandy japonais. Quant il termine l'écriture de ce livre, nous sommes en 1933. Le Japon embrasse alors avec fièvre les valeurs et les codes de la société moderne occidentale.
Parmi ces codes, il y a la lumière. Brutale. Blanche. Electrique. Omniprésente.
Un rien nostalgique, il dit lui préférer les jeux d'ombre et de lumière qui structurent l'espace dans le Japon traditionnel. Il dit son affinité avec les reflets tamisés du monde extérieur à travers les shôji, ces cloisons mobiles sur lequelles étaient disposées des plaques de papier épais laissant filtrer la lumière mais ne reflétant pas les regards.
Il raconte l'harmonie du toko no ma, sorte d'alcôve, la pièce la plus obscure de la maison mais où le goût des hôtes sera apprécié selon la façon dont ils agenceront les figures imposées de décoration que sont la composition florale et le tableau.
Aux céramiques étincelantes, il dit préférer l'opacité des laques. A la transparence et au caractère immaculé du verre, il privilégie le trouble du jade ou les strates des agates. A la pointe du stylo qui laisse s'écouler un flot étale, homogène, il oppose les poils du pinceau dont les dépôts d'encre varient en tonalités ou en épaisseur, selon l'effet d'ombre désiré. Au luisant, trop agressif, il oppose le sablé, propice à l'apaisement des sens.
Et puis il y a cette phrase que j'ai aimée :
"Nous autres Orientaux nous créons de la beauté en faisant naître des ombres dans des endroits par eux-mêmes insignifiants." (1)
Plus proche de nous, dans "La belle vie", Jay McInerney fait débuter son roman le 10 septembre 2001 au soir, à l'heure du dîner à New York. Puis, il passe directement au 12 septembre au matin, faisant littéralement l'impasse sur la journée du 11. C'est un peu comme si seule l'ellipse - figure de prédilection de l'architecture baroque dont l'étymologie grecque signifie "manque" - ou encore l'absence de référence explicite à l'événement suggéraient son occurrence plus sûrement que toute narration. Car, bien entendu, à partir du 12 septembre rien ne sera plus comme avant.
Entre ces deux repères, 1933 au Japon et 2001 à New York, l'Occident et ses émules parmi lesquels un Japon obsédé par l'idée de rattraper puis de dépasser le "maître", auront enfanté les ténèbres.
Et Paul Celan pourra dire : "Wahr spricht, wer Schatten spricht." (Il parle vrai, qui parle l'ombre -- traduction proposée par Pierre Assouline sur son blog).
Terminés, les jeux délicats de l'ombre et de la lumière qui s'entre-mêlent.
Ground Zero.
Un monde nouveau à bâtir.
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(1) Eloge de l'ombre, de Jun'ichirô Tanizaki, p. 76
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